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par les flots de l'Amphise, du Pamysus et du Balyra, où l'aveugle Thamyris laissa tomber sa lyre. Le laurier-rose et l'arbuste aimé de Junon bordaient de toutes parts le lit des torrents et le cours des sources et des fontaines souvent, au défaut de l'onde épuisée, ces buissons parfumés dessinaient dans les vallons comme des ruisseaux de fleurs, et remplaçaient la fraîcheur des eaux par celle de l'ombre. Des cités, des monuments des arts, des ruines, se montraient dispersés çà et là sur le tableau champêtre : Andanies témoin des pleurs de Mérope, Tricca qui vit naître Esculape, Gérénic qui conserve le tombeau de Machaon, Phères, où le prudent Ulysse reçut d'Iphitus l'arc fatal aux amants de Pénélope, et Stényclare retentissant des chants de Tyrtée. Ce beau pays, jadis soumis au sceptre de l'antique Nélée, présentait ainsi, du haut de l'Ithome et du péristyle du temple d'Homère, une corbeille de verdure de plus de huit cents stades de tour. Entre le couchant et le midi, la mer de Messénie formait une brillante barrière; à l'orient et au septentrion, la chaîne du Taygète, les sommets du Lycée et les montagnes de l'Élide arrêtaient les regards. Cet horizon, unique sur la terre, rappelait le triple souvenir de la vie guerrière, des mœurs pastorales et des fêtes d'un peuple qui comptait les malheurs de son histoire par les époques de ses plaisirs.

Quinze ans s'étaient écoulés depuis la dédicace du temple. Démodocus vivait paisiblement retiré à l'autel d'Homère. Sa fille Cymodocée croissait sous ses yeux, comme un jeune olivier qu'un jardinier élève avec soin au bord d'une fontaine, et qui est l'amour de la terre et du ciel. Rien n'aurait troublé la joie de Démodocus, s'il avait pu trouver pour sa fille un époux qui l'eût traitée avec toute sorte d'égards, après l'avoir emmenée dans une maison pleine de richesses; mais aucun gendre n'osait se présenter, parce que Cymodocée avait eu le malheur d'inspirer de l'amour à Hiéroclès, proconsul d'Achaïe et favori de Galérius. Hiéroclès avait demandé Cymodocée pour épouse; la jeune Messénienne avait supplié son père de ne la point livrer à ce Romain impie, dont le seul regard la faisait frémir. Démodocus avait aisément cédé aux prières de sa fille : il ne pouvait confier le sort de Cymodocée à un barbare soupçonné de plusieurs crimes, et qui, par des traitements inhumains, avait précipité une première épouse au tombeau.

Ce refus, en blessant l'orgueil du proconsul n'avait fait qu'irriter sa passion : il avait résolu d'employer, pour saisir sa proie, tous les moyens que donne la puissance unie à la perversité. Demodocus, afin de dérober sa fille à l'amour d'Hiéroclès. l'avait consacrée aux Muses. Il l'instruisait de tous les usages des sacritices il lui montrait à choisir la génisse sans tache, à couper le poil sur le front des taureaux, à le jeter dans le feu, à répandre l'orge sacrée; il lui apprenait surtout à toucher la lyre, charme des infortunés mortels. Souvent assis avec cette fille chérie sur un rocher élevé, au bord de la mer, ils chantaient quelques morceaux choisis de l'Iliade et de l'Odyssée : la tendresse d'Andromaque, la sagesse de Pénélope, la modestie de Nausicaa ; ils disaient les maux qui sont le partage des enfants de la terre; Agamemnon sacrifié par son épouse; Ulysse demandant l'aumône à la porte de son palais; ils s'attendrissaient sur le sort de celui qui meurt loin de sa patrie, sans avoir revu la fumée de ses foyers paternels; et vous aussi, jeunes hommes, ils vous plaignaient, vous qui gardiez les troupeaux des rois vos pères, et qu'une occupation si innocente. ne put sauver des terribles mains d'Achille !

Nourrie des plus beaux souvenirs de l'antiquité dans la docte familiarité des Muses, Cymodocée développait chaque jour de nouveaux charmes. Démodocus, consommé dans la sagesse, cherchait à tempérer cette éducation toute divine, en inspirant à sa fille le goût d'une aimable simplicité. Il aimait à la voir quitter son luth pour aller remplir une urne à la fontaine, ou laver les voiles du temple au courant d'un fleuve. Pendant les jours de l'hiver, lorsque, adossée contre une colonne, elle tournait ses fuseaux à la lueur d'une flamme éclatante, il lui disait :

« Cymodocée, j'ai cherché dès ton enfance à t'enrichir des vertus et de tous les dons des Muses, car il faut traiter notre âme, à son arrivée dans notre corps, comme un céleste étranger que l'on reçoit avec des parfums et des couronnes. Mais, o fille d'Épicharis, craignons l'exagération qui détruit le bon sens : prions Minerve de nous accorder la raison, qui produira dans notre naturel cette modération, sœur de la vérité, sans laquelle tout est mensonge.»

Ainsi de belles images et de sages propos charmaient et instruisaient Cymodocée. Quelque chose des Muses auxquelles elle était

consacrée avait passé sur son visage, dans sa voix et dans son cœur. Quand elle baissait ses longues paupières, dont l'ombre se dessinait sur la blancheur de ses joues, on eût cru voir la sérieuse Melpomène ; mais, quand elle levait les yeux, vous l'eussiez prise pour la riante Thalie. Ses cheveux noirs ressemblaient à la fleur d'hyacinthe, et sa taille au palmier de Délos. Un jour elle était allée au loin cueillir le dictame avec son père. Pour découvrir cette plante précieuse, ils avaient suivi une biche blessée par un archer d'OEchalie; on les aperçut sur le sommet des montagnes : le bruit se répandit aussitôt que Nestor et la plus jeune de ses filles, la belle Polycaste, étaient apparus à des chasseurs, dans les bois de l'Ira.

La fête de Diane-Limnatide approchait, et l'on se préparait à conduire la pompe accoutumée sur les confins de la Messénie et de la Laconie. Cette pompe, cause funeste des guerres antiques de Lacédémone et de Messène, n'attirait plus que de paisibles spectateurs. Cymodocée fut choisie des vieillards, pour conduire le chœur des jeunes filles qui devaient présenter les offrandes à la chaste sœur d'Apollon. Dans la naïveté de sa joie, elle s'applaudissait de ces honneurs, parce qu'ils rejaillissaient sur son père : pourvu qu'il entendit les louanges qu'on donnait à sa fille, qu'il touchât les couronnes qu'elle avait gagnées, il ne demandait pas d'autre gloire ni d'autre bonheur.

Démodocus, retenu par un sacrifice qu'un étranger était venu offrir à Homère, ne put accompagner sa fille à Limné. Elle se rendit seule à la fête avec sa nourrice Euryméduse, fille d'Alcimédon de Naxos: le vieillard était sans inquiétude, parce que le proconsul d'Achaïe se trouvait alors à Rome auprès de César Galérius. Le temple de Diane s'élevait à la vue du golfe de Messénie, sur une croupe du Taygète, au milieu d'un bois de pins, aux branches desquels les chasseurs avaient suspendu la dépouille des bêtes sauvages. Les murs de l'édifice avaient reçu du temps cette couleur de feuille séchée, que le voyageur observe encore aujourd'hui dans les ruines de Rome et d'Athènes. La statue de Diane, placée sur un autel au milieu du temple, était le chef-d'œuvre d'un sculpteur célèbre. Il avait représenté la fille de Latone debout, un pied en avant, saisissant de la main droite une flèche dans son carquois suspendu à ses épaules, tandis que la biche

Cérynite, aux cornes d'or et aux pieds d'airain, se réfugiait sous l'arc que la déesse tenait dans sa main gauche abaissée.

Au moment où la lune, au milieu de sa course, laissa tomber ses rayons sur le temple, Cymodocée, à la tête de ses compagnes, égales en nombre aux Nymphes Océanies, entonna l'hymne à la Vierge Blanche. Une troupe de chasseurs répondait à la voix des jeunes filles :

« Formez, formez la danse légère ! Doublez, ramenez le chœur, « le chœur sacré !

<< Diane, souveraine des forêts, recevez les vœux que vous offrent « des vierges choisies, des enfants chastes, instruits par les vers « de la Sibylle. Vous naquites sous un palmier, dans la flottante « Délos. Pour charmer les douleurs de Latone, des cygnes firent « sept fois en chantant le tour de l'île harmonieuse : ce fut en mé« moire de leurs chants que votre divin frère inventa les sept « cordes de la lyre.

<< Formez, formez la danse légère! Doublez, ramenez le chœur, « le chœur sacré !

« Vous aimez les rives des fleuves, l'ombrage des bois, les fo«rêts du Cragus verdoyant, du frais Algide et du sombre Éryman«<the. Diane qui portez l'arc redoutable, Lune dont la tête est or« née du croissant, Hécate armée du serpent et du glaive, faites « que la jeunesse ait des mœurs pures, la vieillesse, du repos, et la « race de Nestor, des fils, des richesses et de la gloire !

<< Formez, formez la danse légère ! Doublez, ramenez le chœur, « le chœur sacré ! »

En achevant cet hymne, les jeunes filles ôtèrent leurs couronnes de laurier, et les suspendirent à l'autel de Diane, avec les arcs des chasseurs. Un cerf blanc fut immolé à la reine du silence. La foule se sépara, et Cymodocée, suivie de sa nourrice, prit un sentier qui la devait conduire chez son père.

C'était une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent craindre de cacher le beau ciel de la Grèce : ce n'étaient point des ténèbres, c'était seulement l'absence du jour. L'air était doux comme le lait et le miel, et l'on sentait à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète, les promontoires opposés de Colonides et d'Acritas, la mer de Messénie, brillaient de la plus tendre lumière; une flotte ionienne baissait ses voiles pour

entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier; Alcyon gémissait doucement sur son nid, et le vent de la nuit apportait à Cymodocée les parfums du dictame et la voix lointaine de Neptune; assis dans la vallée, le berger contemplait la lune au milieu du brillant cortége des étoiles, et il se réjouissait dans son

cœur.

La jeune prêtresse des Muses marchait en silence le long des montagnes. Ses yeux erraient avec ravissement sur ces retraites enchantées, où les anciens avaient placé le berceau de Lycurgue et celui de Jupiter, pour enseigner que la religion et les lois doivent marcher ensemble et n'ont qu'une même origine. Remplie d'une frayeur religieuse, chaque mouvement, chaque bruit devenait pour elle un prodige le vague murmure des mers était le sourd rugissement des lions de Cybèle descendue dans le bois d'OEchalie; et les rares gémissements du ramier étaient les sons. du cor de Diane chassant sur les hauteurs de Thuria.

Elle avance, et d'aimables souvenirs, en remplaçant ses craintes, viennent occuper sa mémoire : elle se rappelle les antiques traditions de l'île fameuse où elle reçut la lumière, le Labyrinthe dont la danse des jeunes Crétoises imitait encore les détours, l'ingénieux Dédale, l'imprudent Icare, Idoménée et son fils, et surtout les deux sœurs infortunées, Phèdre et Ariadne. Tout à coup elle s'aperçoit qu'elle a perdu le sentier de la montagne et qu'elle n'est plus suivie de sa nourrice: elle pousse un cri qui se perd dans les airs; elle implore les dieux des forêts, les Napées, les Dryades; ils ne répondent point à sa voix, et elle croit que ces divinités absentes sont rassemblées dans les vallons du Ménale, où les Arcadiens leur offrent des sacrifices solennels. Cymodocée entendit de loin le bruit des eaux aussitôt elle court se mettre sous la protection de la Naïade jusqu'au retour de l'aurore.

Une source d'eau vive, environnée de hauts peupliers, tombait à grands flots d'une roche élevée; au-dessus de cette roche, on voyait un autel dédié aux Nymphes, où les voyageurs offraient des vœux et des sacrifices. Cymodocée allait embrasser l'autel et supplier la divinité de ce lieu de calmer les inquiétudes de son père, lorsqu'elle aperçut un jeune homme qui dormait appuyé contre un rocher, Sa tête, inclinée sur sa poitrine et penchée sur son épaule

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