Il fut connu d'abord sous le titre des Aventures de Télémaque, ou Suite du IV livre de l'Odyssée. Or, la suite d'un poëme ne peut être qu'un poëme. Boileau, qui d'ailleurs juge le Télémaque avec une rigueur que la postérité n'a point sanctionnée, le compare à l'Odyssée et appelle Fénelon un poëte. « Il y a, dit-il, de l'agrément dans ce livre, et une imitation de « l'Odyssée que j'approuve fort. L'avidité avec laquelle on le lit fait « bien voir que si l'on traduisait Homère en beaux mots, il ferait <«<l'effet qu'il doit faire et qu'il a toujours fait..... Le Mentor du « Télémaque dit de fort bonnes choses, quoique un peu hardies, « et enfin M. de Cambrai me paraît beaucoup meilleur poëte que << théologien 1. » Dix-huit mois après la mort de Fénelon, Louis de Sacy, donnant son approbation à une édition du Télémaque, appelle cet ouvrage un poëme épique quoiqu'en prose. Ramsay lui donne le même nom. L'abbé de Chanterac, cet intime ami de Fénelon, écrivant au cardinal Gabrieli, s'exprime de la sorte: << Notre prélat avait autrefois composé cet ouvrage (le Téléma«que) en suivant le même plan qu'Homère dans son Iliade et « son Odyssée, ou Virgile dans son Eneide. Ce livre pourrait être re«< gardé comme un poëme : il n'y manque que le rhythme. L'auteur << avait voulu lui donner le charme et l'harmonie du style poétique 2. » Enfin, écoutons Fénelon lui-même : « Pour Télémaque, c'est une narration fabuleuse en forme de « poëme héroïque, comme ceux d'Homère et de Virgile 3. » Voilà qui est formel 4. 1 Lettres de Boileau et de Brossette, t. I, p. 46. 2 Histoire de Fénelon, par M. DE BEAUSSET, t. II, p. 194. 3 Id., p. 196, Manuscrits de Fénelon. A ces autorités, je joindrai ici celle de Blair: elle n'est pas sans appel pour des Français, mais elle constate l'opinion des étrangers sur le Télémaque; elle est d'un très-grand poids dans tout ce qui concerne la littérature ancienne ; et enfin le docteur Blair est de tous les critiques anglais celui qui se rapproche le plus de notre goût et de nos jugements littéraires. « In reviewing the epic poets, it were unjust to make no mention of the amiable author of the Adventures of Telemachus. His work though not composed in verse, is justly entitled to be held a Poem. The measured poetical prose in which it is written, is remarkably harmonious; and gives the style nearly as much elevation as the French language is capable of supporting, even in regular verses. » «En passant en revue les poëtes épiques, il serait injuste de ne pas faire mention de l'aimable auteur des Aventures de Télémaque. Quoique son ouvrage ne soit pas composé en vers, on peut, à juste titre, le regarder comme un poëme. Faydit et Gueudeville 2 furent les premiers critiques qui contestèrent au Télémaque le titre de poëme contre l'autorité d'Aristote et de leur siècle : c'est un fait assez singulier. Depuis cette époque, Voltaire et La Harpe ont déclaré qu'il n'y avait point de poëme en prose: ils étaient fatigués et dégoûtés par les imitations que l'on avait faites du Télémaque. Mais cela est-il bien juste? Parce qu'on fait tous les jours de mauvais vers, faut-il condamner tous les vers? Et n'y a-t-il pas des épopées en vers d'un ennui mortel? Si le Télémaque n'est pas un poëme, que sera-t-il? Un roman? Certainement le Télémaque diffère encore plus du roman que du poëme, dans le sens où nous entendons aujourd'hui ces deux mots. Voilà l'état de la question: je laisse la décision aux habiles. Je passerai, si l'on veut, condamnation sur le genre de mon ouvrage; je répéterai volontiers ce que j'ai dit dans la préface d'Atala: vingt beaux vers d'Homère, de Virgile ou de Racine, seront toujours incomparablement au-dessus de la plus belle prose du monde. Après cela, je prie les poëtes de me pardonner d'avoir invoqué les Filles de Mémoire pour m'aider à chanter les Martyrs. Platon, cité par Plutarque, dit qu'il emprunte le nombre à la poésie, comme un char pour s'envoler au ciel : j'aurais bien voulu monter aussi sur ce char, mais j'ai peur que la divinité qui m'inspire ne soit une de ces Muses inconnues sur l'Hélicon, qui n'ont point d'ailes, et qui vont à pied, comme dit Horace: Musa pedestris. La prose poétique et mesurée du Télémaque est singulièrement harmonieuse, et elle donne au style presqué autant d'élévation que la langue française peut en supporter, même en vers*. » 1 La Télémacomanie. 2 Critique générale du Télémaque. Lert. on Rhet., by H. BLAIR, t. III, p. 276. LES MARTYRS LIVRE PREMIER SOMMAIRE Invocation. Exposition. Dioclétien tient les rênes de l'Empire romain. Sous le gouvernement de ce prince, les temples du vrai Dieu commencent à disputer l'encens aux temples des idoles. L'Enfer se prépare à livrer un dernier combat pour renverser les autels du Fils de l'homme. L'Éternel permet aux Démons de persécuter l'Église, afin d'éprouver les Fidèles; mais les Fidèles sortiront triomphants de cette épreuve, l'étendard du salut sera placé sur le trône de l'univers; le monde devra cette victoire à deux victimes que Dieu a choisies. Quels sont ces victimes? Apostrophe à la Muse qui les vo faire connaître. Famille d'Homère. Démodocus, dernier descendant des Homérides, prètre d'Homère au temple de ce poëte, sur le mont Ithome, en Messénie. Description de la Messénie. Démodocus consacre au culte des Muses sa fille unique, Cymodocée, afin de la dérober aux poursuites d'Hiéroclès, proconsul d'Achaïe, et favori de Galértus. Cymodocée va seule avec sa nourrice à la fête de Diane-Limnatide: elle s'égare; elle rencontre un jeune homme endormi au bord d'une fontaine. Eudore reconduit Cymodocée chez Démodocus. Démodocus part avec sa fille pour aller offrir des présents à Eudore, et remercier la famille de Lasthénès. Je veux raconter les combats des Chrétiens et la victoire que les Fidèles remportèrent sur les Esprits de l'Abîme par les efforts glorieux de deux époux martyrs. Muse céleste, vous qui inspirâtes le poète de Sorrente et l'aveugle d'Albion, vous qui placez votre trône solitaire sur le Thabor, vous qui vous plaisez aux pensées sévères, aux méditations graves et sublimes, j'implore à présent votre secours. Enseignez-moi sur la harpe de David les chants que je dois faire entendre; donnez LES MARTYRS. 1 surtout à mes yeux quelques-unes de ces larmes que Jérémie versait sur les malheurs de Sion: je vais dire les douleurs de l'Église persécutée ! Et toi, Vierge du Pinde, fille ingénieuse de la Grèce, descends à ton tour du sommet de l'Hélicon: je ne rejetterai point les guirlandes de fleurs dont tu couvres les tombeaux, ô riante divinité de la Fable, toi qui n'as pu faire de la mort et du malheur même une chose sérieuse! Viens, Muse des mensonges, viens lutter avec la Muse des vérités. Jadis on lui fit souffrir en ton nom des maux cruels orne aujourd'hui son triomphe par ta défaite, et confesse qu'elle était plus digne que toi de régner sur la lyre. Neuf fois l'Église de Jésus-Christ avait vu les Esprits de l'Abime conjurés contre elle; neuf fois ce vaisseau, qui ne doit point périr, était échappé au naufrage. La terre reposait en paix. Dioclétien tenait dans ses mains habiles le sceptre du monde. Sous la protection de ce grand prince, les Chrétiens jouissaient d'une tranquillité qu'ils n'avaient point connue jusqu'alors. Les autels du vrai Dieu commençaient à disputer l'encens aux autels des idoles; le troupeau des Fidèles augmentait chaque jour; les honneurs, les richesses et la gloire n'étaient plus le seul partage des adorateurs de Jupiter l'Enfer, menacé de perdre son empire, voulut interrompre le cours des victoires célestes. L'Éternel, qui voyait les vertus des Chrétiens s'affaiblir dans la prospérité, permit aux Démons de susciter une persécution nouvelle; mais, par cette dernière et terrible épreuve, la Croix devait être enfin placée sur le trône de l'univers, et les temples des faux dieux allaient rentrer dans la poudre. Comment l'antique ennemi du genre humain fit-il servir à ses projets les passions des hommes, et surtout l'ambition et l'amour? Muse, daignez m'en instruire. Mais auparavant, faites-moi connaître la vierge innocente et le pénitent illustre qui brillèrent dans ce jour de triomphe et de deuil : l'une fut choisie du ciel chez les idolâtres, l'autre parmi le peuple fidèle, pour être les victimes expiatoires des Chrétiens et des Gentils. Démodocus était le dernier descendant d'une de ces familles Homérides qui habitaient autrefois l'ile de Chio, et qui prétendaient tirer leur origine d'Homère. Ses parents l'avaient uni, dans sa jeunesse, à la fille de Cléobule de Crète, Épicharis, la plus belle des vierges qui dansaient sur les gazons fleuris, au pied du mont Talée, chéri de Mercure. Il avait suivi son épouse à Gorlynes ville bâtie par le fils de Rhadamanthe, au bord du Léthé, non loin du platane qui couvrit les amours d'Europe et de Jupiter. Après que la lune eut éclairé neuf fois les antres des Dactyles, Épicharis alla visiter ses troupeaux sur le mont Ida. Saisie tout à coup des douleurs maternelles, elle mit au jour Cymodocée, dans le bois sacré où les trois vieillards de Platon s'étaient assis pour discourir sur les lois : les Augures déclarèrent que la fille de Démodocus deviendrait célèbre par sa sagesse. Bientôt après, Épicharis perdit la douce lumière des cieux. Alors Démodocus ne vit plus les eaux du Léthé qu'avec douleur ; toute sa consolation était de prendre sur ses genoux le fruit unique de son hymen, et de regarder, avec un sourire mêlé de larmes, cet astre charmant qui lui rappelait la beauté d'Épicharis. Or, dans ce temps-là, les habitants de la Messénie faisaient élever un temple à Homère ; ils proposèrent à Démodocus d'en être le grand prêtre. Démodocus accepta leur offre avec joie, content d'abandonner un séjour que la colère céleste lui avait rendu insupportable. Il fit un sacrifice aux Mânes de son épouse, aux Fleuves nés de Jupiter, aux Nymphes hospitalières de l'Ida, aux Divinités protectrices de Gortyne, et il partit avec sa fille, emportant ses Pénates et une petite statue d'Homère. Poussé par un vent favorable, son vaisseau découvre bientôt le promontoire du Ténare, et, suivant les côtes d'OEtylos, de Thalames et de Leuctres, il vient jeter l'ancre à l'ombre du bois de Chorius. Les Messéniens, peuple instruit par le malheur, reçurent Démodocus comme le descendant d'un dieu. Ils le conduisirent en triomphe au sanctuaire consacré à son divin aïeul. On y voyait le Poëte représenté sous la figure d'un grand Fleuve où d'autres Fleuves venaient remplir leurs urnes. Le temple dominait la ville d'Épaminondas; il était bâti dans un vieux bois d'oliviers, sur le mont Ithome, qui s'élève isolé, comme un vase d'azur, au milieu des champs de la Messénie. L'Oracle avait ordonné de creuser les fondements de l'édifice au même lieu qu'Aristomène avait choisi pour enterrer l'urne d'airain à laquelle le sort de sa patrie était attaché. La vue s'étendait au loin sur des campagnes plantées de hauts cyprès, entrecoupées de collines, et arrosées |