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Un Agneau fe défaltércit

Dans le courant d'une onde pure.

Un Loup furvient à jeun, qui cherchoit aventure,
Et que la faim en ces lieux attiroit.
Qui te rend fi hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet animal plein de rage.

Tu feras châtié de ta témérité.

Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne fe mette pas en colere,
Mais plutôt qu'elle confidere
Que je me vas défaltérant
Dans le courant,

Plus de vingt pas au-deffous d'elle;
Et que par conféquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler fa boiffon.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ;
Et je fai que de moi tu médis l'an paffé.
Comment l'aurois-je fait fi je n'étois pas né?
Reprit l'Agneau, je téte encor ma mere.
Si ce n'eft toi, c'eft donc ton frere.
Je n'en ai point. C'eft donc quelqu'un des tiens
Car vous ne m'épargnez guére,
Vous, vos bergers & vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-deffus, au fond des forêts

Le Loup l'emporte, & puis le mange,
Sans autre forme de procès.

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L'Homme & fon Image.

POUR M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULT,

UN

N homme qui s'aimoit fans avoir de rivaux, Paloit dans fon efprit pour le plus beau du monde,

I accufoit toujours les miroirs d'être faux,
Vivant plus que content dans une erreur profonde.
Afin de le guerir, le fort officieux

Préfentoit par-tout à fes yeux

Les confeillers muets dont fe fervent nos Dames.
Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs aux poches des galans,

Miroirs aux ceintures des femmes.

Que fait notre (1) Narciffe: 11 fe va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'ofant plus des miroirs éprouver l'aventure;
Mais un canal, formé par une fource pure,

Se trouve en ces lieux écartés:

Il s'y voit, il fe fâche; & fes yeux irrités
Penfent appercevoir une chimére vaine.
Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau,
Mais quoi! Le canal eft fi beau,

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir.

Je parle à tous; & cette erreur extrême
Eft un mal que chacun fe plaît d'entretenir.
Notre ame c'eft cet homme amoureux de lui

même :

Tant de miroirs, ce font les fottifes d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les Peintres légitimes.
Et quant au canal, c'est celui

Que chacun fait, (2) le Livre des Maximes;

(1) On appelle Narciffe, tout homme entêté de fa beauté, réelle ou chimérique, par allufion à ce que dit la Fable, d'an beau jeune homme de nom, qui devint fi folle

ment amoureux de lui-même,
qu'il en perdit la vie.

(2) Celui des Maximes
morales, compofé par le Dus
de la Rochefoucault

N

1

FABLE XII.

Le Dragon à plufieurs têtes, & le Dragon à plufieurs queues.

UN Envoyé du Grand Seigneur,

Préféroit,dit l'Hiftoire, un jour chez (1) l'Empereur,
Les forces de fon Maître à celles de l'Empire.
Un Allemand fe mit à dire :

Notre Prince a des dépendans
Qui, de leur chef, font fi puiffans,
Que chacun d'eux pourroit foudoyer une armée.
Le Chiaoux, homme de feus,

. Lui dit: Je fais par renommée

Ce que chaque Electeur peut de monde fournir ;
Et cela me fait fouvenir,

"

D'une aventure étrange, & qui pourtant eft vraie.

J'étois en un lieu fûr, lorfque je vis paffer
Les cent têtes d'une (2) Hydre au travers d'une haie.
Mon fang commence à fe glacer;

Et je crois qu'à moins on s'effraie.
Je n'en eus toutefois que la peur fans le mal.
Jamais le corps de l'animal

Ne put venir vers moi, ni trouver d'ouverture,
Je rêvois à cette aventure,

Quand un autre Dragon qui n'avoit qu'un feul chef,
Et bien plus d'une queue, à paffer fe préfente.
Me voilà faifi derechef

D'étonnement & d'épouvante.

Ce chef paffe, & le corps, & chaque queue auffi. Rien ne les empêcha, l'un fit chemin à l'autre. Je foutiens qu'il en eft ainfi

De votre Empereur & du nôtre.

(1) Celui d'Allemagne, 1 (2) Serpent à plufieurs têtes.

FABLE

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Pour u

Les Voleurs & l'Ane.

Our un Ane enlevé deux voleurs fe battoient : L'un vouloit le garder, l'autre le vouloit vendre. Tandis que coups de poings trotoient,

Et que nos champions fongeoient à fe défendre,
Artive un troifiéme larron,
Qui faifit Maître (1) Aliboron.

L'Ane, c'est quelquefois une pauvre Province.
Les voleurs font tel & tel Prince,
Comme le Tranfilvain, le Ture & le Hongrois;
Au lieu de deux j'en ai rencontré trois.
Il est affez de cette marchandise.

De nul d'eux n'eft fouvent la Province conquife.
Un quart voleur furvient qui les accorde net,
En fe faififfant du Baudet.

(1) Nom burlefquè qu'on donne à l'Ane.

FABLE

XIV.

Simonide préfervé par les Dieux.

ON ne

Nne peut trop louer trois fortes de perfonnes,
Les Dieux, fa Maîtresse & fon Roi.
Malherbe (1) le difcit: j'y fouferis quant à moi :
Ce font maximes toujours bonnes.

La louange chatouille & gagne les efprits.
Les faveurs d'une Belle en font fouvent le prix.

[1] Excellent Poëte François, qui a vécu fous Henri IV & Louis XIII.

I. Partie,

B

Voyons comme les Dieux l'ont quelquefois payéé

Simonide (2) avoit entrepris

L'éloge (3) d'un Athlete ; &, la chose effayée,
11 trouva fon fujet plein de récits tout nus.
Les parens de l'Athlete étoient gens inconnus
Son pere un bon Bourgeois, lui fans autre mérite;
Matiere infertile & petite.

Le Poëte d'abord, parla de fon Héros.
Après en avoir dit ce qu'il en pouvoit dire,
Il fe jette à côté, se met fur le propos
De Caftor & Pollux, ne manque pas d'écrire
Que leur exemple étoit aux Luteurs glorieux;
Eleve leurs combats, fpécifiant les lieux
Où ces freres s'étoient signalés davantage.
Enfin, l'éloge de ces Dieux

Faifoit les deux tiers de l'ouvrage.

L'Athlete avoit promis d'en payer un talent;
Mais quand il le vit, le galant

N'en donna que le tiers? & dit fort franchement
Que (4) Castor & (4) Pollux acquittassent le reste.
Faites-vous contenter par ce couple célefte..
Je vous veux traiter cependant :

Venez fouper chez-moi : nous ferons bonne vic.
Les conviés font gens choifis:

Mes parens, mes meilleurs amis.
Soyez donc de la compagnie.

Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur

De perdre, outre son dû, le gré de sa loüange.

(2) Ancien Poëte Grec, très-célébre, dont il ne nous refte que quelques fragmens..

(3) On nommoit Athletes ceux qui, dans la Grèce, paroiffoient en divers lieux & en divers temps devant de nombreuses affemblées de peuple, pour y difputer le prix

de la courfe, de la lutte,

&c.

(4) Freres gemeaux, fils de Jupiter & de Léda, qui s'étant rendus fameux par letr adrefle dans les exercices du corps, & par leur valeur, furent placés entre les étoiles après leur mort..

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