Page images
PDF
EPUB

comparaison juste, par nous captiver. Aristote montre encore que, dans une pareille cité, les crimes ont une gravité peu commune, sont tous monstrueux: car tous sont des parricides.

Sur la communauté des biens, il y a des observations également très fines. Il ne faut pas croire qu'en supprimant les biens particuliers, on supprime toutes les causes de prêts et toutes les haines. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder ce qui se passe dans les colonisations grecques. Les colons, vподμo, n'ont rien à eux; ils sont donc dans les conditions idéales de la cité de Platon. Or voit-on qu'ils s'entendent mieux que les autres ? En établissant cette communauté organisée, Platon, d'ailleurs, empêche le citoyen d'exercer quelques-unes de ses plus grandes vertus, la charité, par exemple. D'autre part, au point de vue de la satisfaction personnelle, c'est quelque chose d'inappréciable que de pouvoir se dire qu'on a quelque chose à soi. C'est de l'égoïsme, dira-t-on, et par conséquent un sentiment blåmable; mais l'égoïsme ne consiste pas dans le seul fait de s'aimer soimême; et du reste n'est-ce point là un sentiment bien naturel, et que toutes les utopies du monde ne déracineront pas ?

Dans la cité, telle que la conçoit Platon, il est impossible de faire du bien aux autres. Et pourtant qu'y a-t-il de plus agréable? Par là toute une partie de l'âme humaine se trouve atrophiée. Le plaisir disparait, ainsi que ces deux grandes vertus qui sont la tempérance dans le plaisir, wopórov, et la libéralité, qui fait que les gens qui possèdent quelque chose sont heureux d'en faire part aux autres qui ne le possèdent pas. L'homme se trouve ainsi empêché de satisfaire ses instincts les plus généreux.

Platon, comme beaucoup de ceux qui se sont préoccupés de semblables réformes, a songé surtout aux maux à faire disparaître, mais il n'a pas pensé aux biens qui disparaissaient du même coup. Aristote se défie de toutes les utopies: il est en tout prudent et circonspect, il est l'homme du fait, le naturaliste qui observe. Les théories nouvelles sont parfois séduisantes; mais souvent elles ne font que rééditer des doctrines anciennes, que l'expérience a déjà condamnées.

Quelle est maintenant la théorie personnelle d'Aristote sur la cité? Quel est d'abord l'objet que doit se proposer un bon gouvernement? C'est de chercher ce qui peut être utile à l'être collectif, à la cité. Un bon gouvernement est celui qui gouverne pour l'ensemble.

Les trois formes de gouvernement, la royauté, l'aristocratie et la démocratie, sont également légitimes. Ce qui altère ces formes et les rend illégitimes, ce qui fait, par exemple, que l'aristocratie

se change en oligarchie, c'est qu'on met le gouvernement au service d'un intérêt particulier. Ce principe, absolument général, est très élevé. Aristote étudie, avec une sympathie presque égale, toutes les formes de gouvernement.

Toutes ces formes, dit Aristote, sont légitimes, parce qu'aucune n'a de valeur absolue. Chacune d'elles est bonne, si elle est appropriée à un état social correspondant. Mais qu'est-ce que cette convenance, cette adaptation d'une forme politique à un état social? Si, dans un pays, il n'y a qu'une seule famille dans laquelle se trouvent les qualités nécessaires au commandement, il faut que ce pays soit soumis au pouvoir royal. L'existence du pouvoir royal est légitime toutes les fois que, dans une population, au-dessus des individus qui n'ont que des qualités inférieures, s'élève un homme vraiment né pour commander la royauté, en ce cas, est seule capable de collaborer au bien public.

Quand, dans une société, par suite du progrès général, ce n'est plus une seule famille, mais un groupe de familles, en qui se déve loppe cet ensemble de qualités nécessaires au commandement, il n'y a qu'une seule forme de gouvernement légitime, l'aristocratie.

Enfin, il peut arriver, dans certaines cités, que l'ensemble même des citoyens, ou du moins d'un très grand nombre d'entre eux, soil, par ses habitudes, dans un état d'esprit qui lui permette de prendre part au gouvernement. Le seul gouvernement alors légitime est la démocratie. On n'a pas le droit de rejeter en dehors de la cité agissante des hommes qui doivent commander, quand les qualités et les vertus de commandement sont suffisamment répandues. pour que le pouvoir puisse appartenir à une majorité.

On voit avec quelle netteté Aristote développe sa théorie. Il n'y a pas de forme de gouvernement qui s'impose a priori. Toutes ces idées, diffuses dans la conscience populaire, sont exprimées ici pour la première fois et avec une précision admirable.

On peut s'étonner qu'Aristote cherche, après cela, à constituer, lui aussi, une forme de gouvernement idéal; et il faut avouer qu'il y a là une sorte de contradiction. Comment se fait-il que notre philosophe, après avoir si bien montré que toutes les formes de gouvernement, du moment qu'elles ne sont pas altérées, peuvent être légitimes, se livre à un long commentaire sur l'apisty moλiteix ? Aristote procède ici comme Platon, et construit, lui aussi, sa cité idéale.

Il ne faut pas trop relever cette contradiction. Les esprits les plus puissants sont toujours amenés à soulever quel

ques-unes des opinions qui pèsent sur l'esprit de leur génération. Aristote a très bien vu qu'il y avait, dans le gouvernement, une part de relatif, qu'il ne fallait pas chercher en politique, comme on le fait en mathématiques, l'absolu. Mais il a cédé à l'exemple de Platon, à la tradition, en construisant aussi sa République; la faute en revient à l'ensemble des circonstances au milieu desquelles Aristote a vécu.

Cette République aristotélicienne, si elle ressemble à la cité platonicienne, en diffère cependant sur plusieurs points. On n'y retrouve point, par exemple, la division en castes, qui est si marquée dans la République de Platon. Aristote a sa manière de voir, qui lui est propre. D'où lui est venue cette idée de bâtir de toutes pièces une cité idéale ? N'y a-t-il point là quelque chose d'un peu futile, d'un peu vain? Sans parler des prédécesseurs d'Aristote qui lui avaient donné l'exemple, il faut dire encore qu'à cette époque les Grecs s'occupaient, qu'ils s'étaient occupés pendant de longs siècles de colonisation, qu'ils s'étaient demandé souvent comment il fallait fonder des cités nouvelles, administrer des colonies. C'étaient là des questions qui les intéressaient, et qu'Aristote s'est posé comme eux.

Après ces considérations générales, le philosophe distingue, dans l'Etat, différentes fonctions, qu'il répartit en trois classes: 1° Celles qui se rapportent à la vie morale;

2o Celles qui se rapportent à la guerre ;

3o Celles qui se rapportent à la vie intellectuelle et supérieure de la cité.

Dans la cité de Platon, ceux qui délibèrent ne sont qu'une petite élite choisie parmi les guerriers; pour Aristote, ce n'est qu'une question d'âge; dans leur jeunesse, les membres de l'aristocratie seront guerriers; plus tard, ils deviennent des chefs. Il n'y a point de démarcation nette, point de privilèges. Tous ceux qui font partie de l'aristocratie, une fois éclairés par l'âge, le travail et l'expérience, sont appelés à gouverner l'Etat.

Avec des remarques très fines sur les repas en commun de la cité, sur l'hygiène et la propreté de la ville, Aristote exprime encore des idées nouvelles. Platon n'avait songé qu'aux dialecticiens; Aristote sait quelle place tient le culte des dieux dans la cité, et il déclare que les prêtres doivent être choisis parmi les sages; cette idée est d'autant plus originale que, dans la Grèce ancienne, il n'y avait pas de clergé constitué.

E. D.

LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.

CONFÉRENCE DE M. DEJOB.
(Sorbonne)

Le pessimisme chez Ibsen (1).

Il est vrai de dire que chaque époque s'impose des personnages de convention en littérature: l'exemple d'Ibsen peut servir de preuve à cette affirmation. Un des traits particuliers de notre époque est d'exagérer les maux dont nous souffrons. On répète communément que jamais la misère n'a été plus grande qu'aujourd'hui ; c'est faux : jamais l'ouvrier n'a été logé, vêtu, nourri comme il l'est aujourd'hui. Que l'on se reporte aux chroniqueurs du moyen âge, à ceux que l'on peut le moins accuser de sensiblerie, on verra comment alors un cataclysme sème la misère, quelles funestes conséquences produit la méchanceté ou la légèreté d'un baron absolu, une disette, une peste. Remontons seulement à cent ou deux cents ans au XVIIe ou XVIIIe siècle, il suffit d'une mauvaise récolte pour que des provinces entières voient les paysans se nourrir de racines. Le journalier, de notre temps, a des facilités qu'il n'a jamais eues pour vivre et soutenir les siens. Un travail curieux et instructif à cet égard serait de voir ce qu'ont été d'abord les grands entrepreneurs millionnaires; peut-être trouverait-on que nombre d'entre eux sont partis d'assez bas. Il est ridicule de déclamer contre des maux inévitables; quelque effort que l'on fasse, la misère ne peut être supprimée; elle tient à des causes trop puissantes, la maladie, l'incapacité, l'inconduite, souvent le manque de chance : Bernardin de Saint-Pierre, par exemple, a passé sa vie à réclamer le paiement des services qu'il aurait pu rendre ; on s'est moqué de lui.

Cette disposition des contemporains se rencontre surtout quand on parle de corruption publique. Il importe pourtant de ne rien exagérer. Nous avons aujourd'hui beaucoup de moyens d'informations, le droit de tout dire, parfois d'inventer; il n'en était pas de même autrefois. De plus, nous jugeons des gens sur leur

(1) On consultera avec profit le remarquable ouvrage sur Ibsen publié par M. EHRHARD, professeur à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, 1 vol. in-18 jésus, br. 3.50, chez Lecène, Oudin et Cie.

De

absence de gravité; un homme d'autrefois se surveillait davantage, fût-il mauvais dans le fond. Aujourd'hui, nombre de gens, qui ne sont pourtant pas corrompus, hasardent sans rougir des principes fâcheux. D'où un ensemble de maximes immorales, qui s'étalent au théâtre et dans les romans. Le grand public aime à les entendre émettre. On n'ose pas les nier; on y applaudit par une sorte de disposition chevaleresque, pour montrer qu'on a l'esprit large, et aussi par prudence, pour se ménager une retraite, si l'on vient à tomber dans le mal. La vertu, dit-on d'abord, est une disposition fragile, et qui ne résiste pas aux fortes tentations. En second lieu, ce devoir est-il catégorique? S'impose-t-il? Que chacun suive ses inclinations. Vous avez la vocation de la charité ? Eh bien, dépouillez-vous : l'Eglise vous canonisera et nous dirons qu'elle a raison. Pour nous, c'est autre chose. La nature m'impose à moi des devoirs différents des vôtres. Je dois développer mes appétits; nous sommes égaux par l'obéissance à ses lois; la sincérité, la hardiesse, voilà la mesure de la dignité de l'homme; pas de transactions; nous ne saurions accepter un joug extérieur, une vie d'esclave sans volonté. Enfin la raison, le bon sens ne sont que des accidents heureux; au fond, il n'y a pas d'homme raisonnable. ce triple préjugé, fort répandu, il est résulté une légion de personnages étranges, malades, fous ou vieux. Il suffit d'exposer ces personnages, pour décrire le fond du théâtre d'Ibsen ; il n'est donc pas original. Pourquoi lui attribue-t-on alors le mérite de l'originalité? C'est que ce titre est donné à la légère. Pour s'entendre appe ler esprit original, il ne s'agit pas de lancer le premier une idée juste (Lire les Fous, de Béranger). Dans ce cas, on passe souvent pour insensé. Celui que l'on nomme original, c'est celui qui développe un paradoxe à la mode. Nous oublions, au milieu du plaisir que le paradoxe nous cause, un seul point: c'est que nous l'avons déjà entendu. Tel est le cas d'Ibsen. Il a très peu et très mal observé. Il est cependant âgé, il a vécu en Norvège, à Rome, à Munich. Malgré cela, il a mené une vie retirée, il a beaucoup lu et par malheur beaucoup retenu. La tête pleine de nos romans, de nos pièces de théâtre, de toutes les théories développées dans ces ouvrages, dans les livres de médecine, les traités d'aliénistes ou les livres de philosophie, il a élaboré avec ces matériaux le fond de son œuvre. - Un signe qui le montre bien différent d'un penseur, c'est sa facilité à changer de système. Il y a trois manières, il est vrai, dans Corneille; mais il n'existe pas d'abime entre elles. Ibsen a été d'abord romantique, puis symboliste. Pour le fond, la doctrine a changé: 10 il admet la toute

[ocr errors]
« PreviousContinue »