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DE L'ÉCOLE D'ALEXANDRIE'.

Septembre 1844.

Aucun genre de grandeur n'a manqué à l'école d'Alexandrie; le génie, la puissance, la durée ont consacré son souvenir. Ranimant, à une époque de décadence, la fécondité d'une civilisation vieillie, elle a suscité toute une famille d'éminents esprits, de nobles caractères; Plotin, son vrai fondateur, a fait revivre Platon; Proclus a donné à Athènes un autre Aristote. Déjà si grande dans l'ordre de la pensée, elle a eu la noble ambition de gouverner les affaires humaines; avec Julien, elle a été la maîtresse du monde. Durant trois siècles, elle a tenu en échec la plus grande puissance qui jamais ait paru parmi les hommes, le christianisme, et si elle a succombé, c'est en entraînant dans sa chute l'antique civilisation dont elle était le dernier rempart.

Avant de devenir une grande école de philosophie et une puissance politique et religieuse, Alexandrie

Ce morceau a été écrit pour la Revue des Deux-Mondes à l'occasion de l'ouvrage de M. Jules Simon sur l'école d'Alexandrie.

avait été un brillant foyer littéraire et scientifique, et comme une seconde Athènes. Avant de produire les Longin, les Origène, les Porphyre, elle avait donné à la poésie Callimaque et Apollonius; à l'histoire Duris de Samos et Manéthon; aux sciences médicales Hérophile, Érasistrate, Dioscoride; aux mathématiques Euclide; à l'astronomie Sosigène; à l'érudition enfin toute une génération de grands critiques, un Ératosthènes, un Zénodote, un Aristarque. C'est dans ce centre des lettres, des sciences et des arts, où la Grèce, Rome, Pergame et l'Égypte venaient à l'envi répandre et mêler leurs trésors, que se forma peu à peu cette doctrine philosophique destinée à réunir dans un vaste et puissant éclectisme toutes les pensées, toutes les croyances, toutes les traditions, toutes les gloires du passé pour les opposer à l'esprit nouveau.

L'éclectisme d'Alexandrie n'exclut pas une originalité profonde. Il a pour base le platonisme, mais il y assimile avec puissance une foule d'autres éléments, et présente au monde un panthéisme mystique que la pensée grecque n'avait pas connu. A la Trinité chrétienne, il oppose la sienne; au principe de la création, celui de l'émanation. Il a son Verbe, son médiateur, ses légions d'anges et de démons; il a sa théorie de la grâce et de la prière, ses pratiques de mortification et de pénitence, son culte épuré et rajeuni, ses prophètes, ses inspirés, ses miracles; il a des docteurs et des prêtres, des prédicateurs et des martyrs. Spec

tacle unique dans les annales du monde! à côté du Musée d'Alexandrie grandit et s'élève le Didascalée des chrétiens. Dans la même cité, le Juif Philon et le pyrrhonien Enésidème fondent leurs écoles. Saint Pantène, Ammonius Saccas, vont y venir. Bientôt Lucien la traversera au moment où y enseigne Clément d'Alexandrie. Après Plotin, nous y trouverons Arius et Athanase. Le scepticisme grec, le judaïsme, le platonisme et la religion du Christ y auront des interprètes non loin du temple de Sérapis.

Mais ce qui fait à nos yeux le plus puissant intérêt de cette curieuse époque, ce sont les surprenantes analogies qui la rapprochent de la nôtre. Loin de nous la pensée d'assimiler en aucune façon la religion de la Grèce et de Rome avec le christianisme; mais, quelle que soit la supériorité de la religion la plus sainte et la plus pure qui fut jamais, et quoi qu'on puisse penser de l'éternité promise à l'Église, personne ne contestera que, depuis trois siècles, son unité n'ait été profondément ébranlée, et que de graves symptômes de dissolution et de décadence n'éclatent de toutes parts. A Dieu ne plaise aussi que nous voulions prédire à la philosophie de notre temps les tristes destinées de l'école d'Alexandrie! Non, nous sommes profondément convaincu que l'avenir appartient à la philosophie du XIXe siècle : mais les plus légitimes espérances ne doivent pas nous fermer les yeux sur les réalités du temps présent. Ne semble-t-il pas que la philosophie européenne, comme la philosophie grecque au temps

d'Ammonius et de Plotin, soit en quelque sorte épuisée par sa fécondité, et qu'elle succombe sous le poids de ses propres fruits? Ne la sentons-nous pas profondément atteinte par les coups que le scepticisme du xvm" siècle lui a portés? Et comme la philosophie ancienne avait eu son demi-scepticisme, conciliable avec les besoins de la vie et une certaine sagesse, dans les Arcésilas et les Cicéron, son scepticisme radical et métaphysique dans les Pyrrhon et les Agrippa, son scepticisme ironique et railleur dans Lucien, ne retrouvons-nous pas dans Bayle, dans David Hume, dans Voltaire, des formes analogues du scepticisme renaissant? Ne rencontrons-nous pas autour de nous ces brillants et ingénieux académiciens, ces douteurs systématiques et obstinés, et la cohorte pour longtemps nombreuse des enfants dégénérés de l'auteur de Candide?

Dans cet état d'universelle défaillance, les esprits les plus fermes reculent devant la responsabilité d'une doctrine nouvelle. Autant à d'autres époques l'on cherche la grande originalité, autant elle fait peur aujourd'hui. Même quand ils inventent, nos philosophes mettent leurs nouveautés sous la protection des grands souvenirs. Ammonius et Plotin se donnaient de simples disciples de Platon : nous ne voulons que ceux de Descartes.

pour

être

Si Descartes, en effet, si Malebranche et Leibnitz n'ont bâti que de fragiles systèmes que le souffle du temps a emportés sans retour, pourquoi recommencer

après eux une carrière où ils se sont égarés et perdus? Comment ne pas désespérer, après tant de philosophies impuissantes, de la philosophie elle-même? Mais non, tout n'a pas péri dans le naufrage de ces grands systèmes. La vérité n'est pas à découvrir tout entière; elle est déjà dans le passé; il suffit de savoir l'y reconnaître et de la recueillir. C'est sur la foi de ces pensées que nous entreprenons de réconcilier Descartes et Bacon, Leibnitz et Locke, comme autrefois Plotin et Proclus réconciliaient Platon avec Aristote. C'est ainsi que nous sommes plus historiens qu'inventeurs, plus érudits que philosophes, impartiaux, tolérants, conciliateurs, en un mot éclectiques.

Si ces traits de ressemblance ne sont point chimériques, n'avons-nous pas, au XIXe siècle, quelques leçons à demander à l'histoire de l'école d'Alexandrie? Cette généreuse et noble école a entrepris deux grands desseins s'allier avec l'antique religion contre l'esprit nouveau; organiser à la fois une école de philosophie et une Eglise. L'école d'Alexandrie a échoué dans ces deux entreprises. Reniée par le paganisme qu'elle altérait en le voulant transformer, elle a été vaincue par l'esprit nouveau et a péri avec la religion et la philosophie helléniques. De nos jours aussi, nous voyons reparaître ces tentatives où Porphyre, où Jamblique, où Julien, ont échoué. Tandis que des esprits étroits ou frivoles continuent contre le christianisme et contre toute religion une guerre insensée,

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