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dans l'âme d'un Bossuet et d'un Leibnitz, pour disparaître si vite, et qui a imprimé à tous les monuments du siècle privilégié qui porta ces grands hommes un caractère si particulier de sérénité, de mesure et de majesté ?

De nobles esprits ont pensé que cette harmonie de la religion et de la philosophie, que le xvir siècle a brisée, le xixe était destiné à la rétablir. Que voyonsnous cependant autour de nous? partout la discorde, partout la guerre. La philosophie de notre temps, échappant aux entraves où le scepticisme des Hume, des Kant, des Voltaire, semblait l'avoir emprisonnée pour jamais, s'est jetée avec ardeur sur les pas de Schelling et de Hégel dans des voies inconnues et périlleuses, hors des barrières que la hardiesse de Descartes avait respectées. De son côté, l'Église, à qui le siècle semble échapper, au lieu de s'associer au mouvement nouveau des intelligences pour le contenir et le régler, s'est, pour ainsi dire, jetée en travers, et confondant en sa réprobation des erreurs passagères avec une cause éternellement respectable et sainte, elle a condamné toute philosophie à l'impiété et à l'extravagance.

En présence d'un si étrange spectacle, il est plus que jamais nécessaire de rappeler aux amis de la philosophie, comme à ceux de la religion, que cette lutte des deux grandes puissances morales qui se disputent l'empire du genre humain tient étroitement à leur nature et aux conditions mêmes de leur exis

tence et de leur progrès. Consultez l'histoire : les plus belles époques de la pensée ont été souvent les plus orageuses. Le xvIe siècle lui-même, si calme et si régulier, a vu l'orthodoxie aux prises avec Jansénius, avec Claude et Jurieu, avec Fénelon. La vie de Bossuet fut un long combat. Que dirais-je du siècle d'Athanase, de celui de saint Augustin, de celui de Luther et de Bruno? C'est dans ces fortes épreuves, c'est au sein des persécutions et des combats, que la philosophie et la religion font paraître toute leur puissance et l'inépuisable vitalité qui est en elles. Il semble, au contraire, que toute époque entièrement étrangère à ces nobles agitations ne porte que des âmes dégénérées et abâtardies, incapables d'oublier les misérables intérêts de ce monde pour ceux de l'âme immortelle et de l'avenir.

Il ne faut pas croire que la philosophie et la religion se consument en querelles stériles; toute grande lutte entre ces deux adversaires profite au témoin de leurs combats, je veux dire à l'humanité. La religion devient-elle oppressive? cesse-t-elle d'être en harmonie avec l'état des intelligences et des âmes? la philosophie s'arme contre elle au nom de la raison et de la liberté. La philosophie, à son tour, devient-elle téméraire, s'emporte-t-elle au delà des limites que lui marque le sens commun? vient-elle, dans l'entraînement de ses systèmes, dans l'ivresse de sa puissance, à obscurcir, à altérer, à nier quelqu'une de ces vérités éternelles dont Dieu a commis la garde à la conscience

religieuse de l'humanité? la religion élève sa voix vénérée, elle proteste au nom de Dieu, elle fait entendre ses menaces et ses anathèmes. Toute lutte sérieuse entre la philosophie et la religion sert donc la cause de l'une et de l'autre. Tel système philosophique peut y périr, telle forme religieuse peut y subir de mortelles atteintes; mais la religion, en ce qu'elle a d'universel et d'essentiel, y gagne toujours, comme aussi la philosophie, j'entends cette immortelle philosophie, perennis quædam philosophia, comme l'appelle Leibnitz, à laquelle travaille le genre humain, au travers des générations et des siècles, par les mains du génie et sous l'œil de la Providence.

Pour ne parler ici que des temps les plus voisins du nôtre, la restauration a vu s'élever entre la philosophie et la religion une lutte éclatante et acharnée. Croit-on qu'elle ait été sans gloire et sans fruit? Et d'abord, n'est-ce rien que d'avoir suscité un si grand nombre d'écrivains éloquents, de hardis et fermes penseurs, d'écrivains brillants et ingénieux? Un Benjamin Constant, si abondant, si limpide, si disert; un Jouffroy, si grave dans sa haute ironie, pensée lumineuse et sereine, âme mélancolique et douce, destinée incomplète, hélas! et sitôt ravie ; en face de ces dignes champions de la liberté, l'héroïque défenseur du passé, Joseph de Maistre, vigoureux et perçant génie, plume étincelante, noble cœur; Bonald, l'ingénieux et subtil métaphysicien, si habile à donner à des théories un peu creuses je ne

sais quel air de sagesse et de profondeur, et entre ces esprits d'élite, le plus hardi de tous, Lamennais, âme inquiète et troublée, avide d'émotions et d'orages, toujours différent de lui-même dans ses systèmes, toujours le même par l'indomptable énergie du caractère, la grandeur et la témérité des entreprises, la sincérité passionnée des convictions. Cette lutte déjà si grande par le talent, l'ardeur, le génie des adversaires, pense-t-on qu'elle n'ait rien laissé après soi? Les livres de l'Indifférence, de la Religion, du Pape, sont-ils donc condamnés à l'oubli? Le Globe a sa place marquée dans l'histoire, et les Soirées de Saint-Pétersbourg, les Mélanges philosophiques, à qui suffirait pour durer l'admirable beauté du style, resteront aussi comme d'illustres dates inséparables des progrès de l'esprit humain. Croit-on enfin que le sentiment religieux ait perdu, dans cette lutte de quinze années, quelque chose de son autorité, de sa légitime influence? non certes. Si la liberté a triomphé, ce n'est point la religion qui a été vaincue ; ce sont les doctrines ultramontaines, c'est ce mélange adultère de l'esprit religieux et de l'esprit de domination temporelle, ce sont ces regrets insensés pour le passé, ces espérances folles pour l'avenir, tant d'intolérance avec tant d'hypocrisie, tant de violence avec tant de faiblesse, voilà ce que 1830 a emporté. Et plaise à Dieu que ce soit pour toujours! On accusait hautement la philosophie d'impuissance; on la condamnait au scepticisme. Qu'est-il

arrivé? Au plus fort de la mêlée, du sein même de l'orage, la philosophie a montré une fécondité inattendue. Elle a produit, on sait avec quel éclat, quel prestige, quel cortége de sympathies et d'espérances, une méthode nouvelle, un système nouveau. On conteste aujourd'hui très-vivement la vérité de ce système, et on en a parfaitement le droit; mais qu'une nouvelle école philosophique ait été fondée sur la basesolide d'un spiritualisme conciliateur, que cette école dès sa naissance ait fait de nombreuses conquêtes, qu'elle ait inspiré à la génération nouvelle, en même temps qu'une curiosité intelligente pour le passé, un noble et puissant essor vers les hautes régions spéculatives; qu'elle ait produit enfin tout un mouvement intellectuel dont les destinées sont loin d'être épuisées, voilà des résultats, voilà des effets que nul esprit sincère, ami ou ennemi, ne peut méconnaître.

La nouvelle lutte qui s'est engagée et se poursuit sous nos yeux sera-t-elle aussi féconde? Le clergé comprendra-t-il enfin que c'est mal servir les intérêts du christianisme que de les mettre en opposition déclarée avec les besoins nouveaux que le progrès des temps a désormais consacrés; que la foi ne se sépare jamais impunément de la science; qu'il y a pour l'Église quelque chose de mieux à faire que de maudire la philosophie, c'est de se régénérer par elle; que chaque pas qui éloigne le clergé de l'esprit nouveau qui depuis trois siècles a pénétré l'Europe le détourne des sources mêmes de la vie, et prépare au catholicisme un iso

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