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lement intellectuel plus dangereux mille fois que les persécutions qui s'attachèrent à son berceau? A son tour, la philosophie du XIXe siècle, qui, dans l'élan mal réglé de ses premiers mouvements, s'est trop souvent égarée à la suite des guides aventureux de l'Allemagne, sentira-t-elle que pour la raison la plus libre et la plus hardie, il y a des croyances universelles, des sentiments indestructibles, des instincts légitimes et puissants qu'on ne peut froisser sans péril, et qu'il ne s'agit pas pour le philosophe de changer de fond en comble la foi du genre humain, mais de l'épurer et de l'éclaircir, de l'expliquer et de la satisfaire? Nous sommes loin de penser que de tels résultats se puissent réaliser en un jour; mais une discussion impartiale peut dès ce moment les préparer espérons que l'avenir les accomplira.

I.

Du temps de Bossuet et de Malebranche, le clergé avait une philosophie, celle de Descartes. Bien qu'elle ne fût pas née dans son sein, le clergé ne dédaignait pas d'en faire usage pour consolider et vivifier les croyances religieuses. C'est ainsi que saint Augustin avait fait servir la philosophie de Platon, et saint Thomas celle d'Aristote, à l'établissement, à la défense, à la systématisation des dogmes fondamentaux du christianisme. De nos jours, ces illustres exemples n'ont pas paru dignes d'être imités, et, chose triste à

:

dire, la philosophie du clergé se réduit maintenant à un cri de guerre universel contre la philosophie. C'est là le véritable sens de cette formule célèbre où se résume toute la pensée du clergé sur les questions philosophiques le rationalisme aboutit nécessairement au panthéisme. Cette sentence d'accusation a partout retenti depuis dix années dans les chaires de théologie de la Sorbonne, sous les voûtes de Notre-Dame, et jusque dans les mandements et les instructions pastorales de l'épiscopat. Il s'est rencontré de graves docteurs pour la réduire en systèmė, des prélats justement respectés pour en recommander l'usage, des prédicateurs éloquents, des écrivains instruits pour la développer et la répandre.

Au premier regard jeté sur cette formule, il est aisé de reconnaître que, depuis les luttes mémorables de la restauration, la polémique du clergé a subi deux changements essentiels on n'attaque plus aujourd'hui la philosophie, du moins on ne l'attaque plus en face et par son nom, mais seulement ce qu'on appelle le rationalisme. On ne condamne plus la raison au scepticisme universel, c'est-à-dire à une impuissance absolue; on se borne à la menacer d'un faux système, et ce monstrueux système qui accompagne inévitablement le rationalisme, et par là même le dénonce et l'accuse, c'est le panthéisme. Que signifie cette double transformation de la polémique du clergé? Est-elle en tout point sérieuse et profonde? Et d'abord, que faut-il penser de cette distinction si accréditée entre

la philosophie et le rationalisme? Voilà le premier point à éclaircir et à discuter d'une manière complète ; car, tant qu'on ne s'entendra pas sur cette question capitale, tout espoir de conciliation sera perdu.

Qu'on s'explique donc clairement et sans réticence. Qu'appelle-t-on le rationalisme? Entend-on par là une certaine espèce particulière de philosophie qui consisterait à prendre la raison et la raison seule pour guide? Mais en vérité il n'y a pas une autre philosophie que celle-là. Le développement libre de la raison, voilà la philosophie; elle est cela, ou elle n'est pas. La liberté de la pensée ne constitue pas seulement un des caractères, un des droits de la philosophie; c'est son essence, c'est son être.

Faut-il être obligé de rétablir de tels principes deux siècles après Descartes? Ce grand homme ne serait-il point par hasard, aux yeux du clergé, un vrai philosophe et le père de la vraie philosophie? Si l'on ose répondre non, le débat sera terminé, et l'on saura à quoi s'en tenir sur la grande distinction de la philosophie et du rationalisme. Que si l'on veut bien accorder la qualité de philosophe à Descartes, je rappellerai la première règle de son Discours de la Méthode, qu'on paraît avoir oubliée: Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. Cela est-il clair? Et quelle est la première application de cette règle? le doute universel. Cela est-il équivoque? Ce doute est, dit-on, un jeu d'esprit, un artifice d'exposition et de style. Com

mode et naïve explication! Non, le doute de Descartes est bien autre chose; c'est tout une méthode, tout une révolution.

Un écrivain du clergé, un docteur de Sorbonne, nous déclare qu'il accepte de grand cœur la philosophie de Descartes 1; il ne fait qu'une réserve, il retranche le doute méthodique; c'est avoir la main malheureuse. Que dirait-on d'un philosophe qui accepterait tout le catholicisme, sauf le péché originel? En vérité, la jeune Sorbonne est plus susceptible que l'ancienne, qui daignait accepter la dédicace des Méditations! Et Fénelon était moins scrupuleux que M. l'abbé Maret, quand il se servait si loyalement du doute méthodique dans son Traité de l'existence de Dieu 2, pour asseoir sur la base de la raison, et de la raison seule, l'édifice entier des grandes vérités morales et religieuses.

Entend-on par rationalisme tout système de philosophie contraire à la révélation? Voilà une nouvelle définition, mais qui repose, comme la précédente, sur une étrange confusion d'idées, et trahit un singulier oubli des conditions et de la nature même de la philosophie. On a l'air ici de reconnaître la philosophie comme une puissance indépendante; on se borne à exiger d'elle qu'elle ne contredise point les vérités révélées. Qu'est-ce à dire? Exige-t-on d'un philosophe, pour qu'il soit vraiment philosophe, un enga

2

M. l'abbé Maret, Essai sur le Panthéisme, p. 1.

Fénelon, de l'Existence de Dieu, seconde partie, ch. 1.

gement pris d'avance de ne rien admettre pour vrai qui ne soit conforme à telle religion? Une fois cette promesse faite, on laissera, dit-on, le philosophe parfaitement libre, mais pas avant. Qui ne voit la puérilité ou l'artifice d'une telle combinaison? qui ne voit qu'elle porte une égale atteinte à la dignité de la religion et à l'existence de la philosophie? Quoi! la religion est-elle donc si peu de chose qu'on puisse y croire dans sa pensée et dans son cœur, et rester libre? non. Cette liberté n'est qu'un leurre, et ceux qui la donnent savent bien ce qu'elle vaut, et qu'ils ne cèdent rien. Faut-il rappeler que le christianisme contient sous le voile de ses mystères et de ses symboles toute une haute métaphysique qui embrasse dans ses cadres immenses et résout par des principes étroitement coordonnés les éternels problèmes qui font l'objet de toute grande religion et de toute grande philosophie? Quiconque enchaîne sa raison à un tel système religieux l'engage tout entière. Il n'est plus libre sur une seule question. C'est donc entièrement méconnaître la nature de la philosophie que de vouloir qu'elle s'engage d'avance, ne fût-ce que sur un seul problème. La philosophie n'a pas de parti pris, ni pour, ni contre quoi que ce puisse être, ou, si l'on veut, elle en a un, mais c'est de ne rien admettre au monde que sur la foi de l'évidence et de la raison.

Un membre éminent du clergé, M. l'archevêque de Paris, n'hésite pas à compter Descartes au nombre des vrais philosophes; mais il prétend séparer sa cause

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