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ils toujours comme sur un théâtre; gens nourris dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que d'être naturels ; vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris.

9. On ne tarit point sur les Pamphiles: ils sont bas et timides devant les princes et les ministres, pleins de hauteur et de confiance avec ceux qui n'ont que de la vertu; muets et embarrassés avec les savants; vifs, hardis et décisifs avec ceux qui ne savent rien. Ils parlent de Io guerre à un homme de robe, et de politique à un financier ; ils savent l'histoire avec les femmes; ils sont poètes avec un docteur et géomètres avec un poète. De maximes, ils ne s'en chargent pas; de principes, encore moins ils vivent à l'aventure, poussés et entraînés par 15 le vent de la faveur et par l'attrait des richesses. Ils n'ont point d'opinion qui soit à eux, qui leur soit propre ; ils en empruntent à mesure qu'ils en ont besoin; et celui à qui ils ont recours n'est guère un homme sage, ou habile, ou vertueux; c'est un homme à la mode.

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X

DU SOUVERAIN OU DE LA RÉPUBLIQUE

I. Il n'y a point de patrie dans le despotique ; d'autres choses y suppléent: l'intérêt, la gloire, le service du prince.

2. La guerre a pour elle l'antiquité; elle a été dans ✓tous les siècles: on l'a toujours vue remplir le monde de

veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. . De tout

temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres ; 5 et, pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation; et ils ont depuis enchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire 10 réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de ses 15 voisins, on avait pour toujours, la paix et la liberté.

3. Le peuple, paisible dans ses foyers, au milieu des siens et dans le sein d'une grande ville où il n'a rien à craindre ni pour ses biens ni pour sa vie, respire le feu et le sang, s'occupe de guerres, de ruines, d'embrasements 20 et de massacres, souffre impatiemment que des armées qui tiennent la campagne ne viennent point à se rencontrer, ou si elles sont une fois en présence, qu'elles ne combattent point, ou si elles se mêlent, que le combat ne soit pas sanglant et qu'il y ait moins de dix mille 25 hommes sur la place. Il va même souvent jusques à oublier ses intérêts les plus chers, le repos et la sûreté, par l'amour qu'il a pour le changement, et par le goût de la nouveauté ou des choses extraordinaires. Quelques-uns consentiraient à voir une autre fois les ennemis 30 aux portes de Dijon ou de Corbie, à voir tendre des

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chaînes et faire des barricades, pour le seul plaisir d'en dire ou d'en apprendre la nouvelle.

4. Démophile, à ma droite, se lamente et s'écrie: 'Tout est perdu, c'est fait de l'État; il est du moins sur 5 le penchant de sa ruine. Comment résister à une si forte et si générale conjuration? Quel moyen, je ne dis pas d'être supérieur, mais de suffire seul à tant et de si puissants ennemis ? Cela est sans exemple dans la monarchie. Un héros, un ACHILLE y succomberait. 10 On a fait, ajoute-t-il, de lourdes fautes: je sais bien ce que je dis, je suis du métier, j'ai vu la guerre, et l'histoire m'en a beaucoup appris." Il parle là-dessus avec admiration d'Olivier le Daim et de Jacques Coeur: "C'étaient là des hommes, dit-il, c'étaient des ministres." Il débite 15 ses nouvelles, qui sont toutes les plus tristes et les plus désavantageuses que l'on pourrait feindre: tantôt un parti des nôtres a été attiré dans une embuscade et taillé en pièces; tantôt quelques troupes renfermées dans un château se sont rendues aux ennemis à discrétion, et 20 ont passé par le fil de l'épée. Et si vous lui dites que ce bruit est faux et qu'il ne se confirme point, il ne vous écoute pas. Il ajoute qu'un tel général a été tué, et, bien qu'il soit vrai qu'il n'a reçu qu'une légère blessure et que vous l'en assuriez, il déplore sa mort, il plaint sa 25 veuve, ses enfants, l'État; il se plaint lui-même : il a perdu un bon ami et une grande protection. Il dit que la cavalerie allemande est invincible; il pâlit au seul nom des cuirassiers de l'empereur. "Si l'on attaque cette place, continue-t-il, on lèvera le siège. Ou l'on demeurera sur la défensive sans livrer combat; ou, si on le livre, on le doit perdre; et si on le perd, voilà l'ennemi

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sur la frontière." Et, comme Démophile le fait voler, le voilà dans le cœur du royaume : il entend déjà sonner le beffroi des villes et crier à l'alarme; il songe à son bien et à ses terres. Où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille? où se réfugiera-t-il? en Suisse ou à Venise?

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Talks

Mais, à ma gauche, Basilide met tout d'un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes; il n'en rabattrait pas une seule brigade; il a la liste des escadrons et des bataillons, des généraux et des officiers; il n'oublie pas l'artillerie ni le bagage. Il dispose absolument de 10 toutes ces troupes; il en envoie tant en Allemagne et tant en Flandre; il réserve un certain nombre pour les Alpes, un peu moins pour les Pyrénées, et il fait passer la mer à ce qui lui reste. Il connaît les marches de ces armées, il sait ce qu'elles feront et ce qu'elles ne 15 feront pas; vous diriez qu'il ait l'oreille du prince ou le secret du ministre. Si les ennemis viennent de perdre une bataille où il soit demeuré sur la place quelque neuf à dix mille hommes des leurs, il en compte jusqu'à trente mille, ni plus ni moins; car ses nombres sont toujours 20 fixes et certains, comme de celui qui est bien informé. S'il apprend le matin que nous avons perdu une bicoque, non seulement il envoie s'excuser à ses amis qu'il a la veille conviés à dîner, mais même ce jour-là il ne dîne point, et s'il soupe, c'est sans appétit. Si les nôtres 25 assiègent une place très forte, très régulière, pourvue de vivres et de munitions, qui a une bonne garnison, commandée par un homme d'un grand courage, il dit que la ville a des endroits faibles et mal fortifiés, qu'elle manque de poudre, que son gouverneur manque d'ex- 30 périence, et qu'elle capitulera après huit jours de tranchée

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ouverte.

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Une autre fois il accourt tout hors d'haleine, et, après avoir respiré un peu: "Voilà, s'écrie-t-il, une grande nouvelle ! ils sont défaits, et à plate couture; le général, les chefs, du moins une bonne partie, tout est 5 tué, tout a péri. Voilà, continue-t-il, un grand massacre, et il faut convenir que nous jouons d'un grand bonheur." Il s'assied, il souffle, après avoir débité sa nouvelle, à laquelle il ne manque qu'une circonstance, qui est qu'il est certain qu'il n'y a point eu de bataille. Il assure 10 d'ailleurs qu'un tel prince renonce à la ligue et quitte ses confédérés, qu'un autre se dispose à prendre le même parti; il croit fermement, avec la populace, qu'un troisième est mort: il nomme le lieu où il est enterré; et quand on est détrompé aux halles et aux faubourgs, il 15 parie encore pour l'affirmative. Il sait, par une voie indubitable, que T. K. L. fait de grands progrès contre l'empereur; que le Grand Seigneur arme puissamment, ne veut point de paix, et que son vizir va se montrer une autre fois aux portes de Vienne. Il frappe des 20 mains, et il tressaille sur cet événement, dont il ne doute plus. La triple alliance chez lui est un Cerbère, et les ennemis autant de monstres à assommer. Il ne parle que de lauriers, que de palmes, que de triomphes et que de trophées. Il dit dans le discours familier: Notre 25 auguste héros, notre grand potentat, notre invincible monarque. Réduisez-le, si vous pouvez, à dire simplement : Le roi a beaucoup d'ennemis, ils sont puissants, ils sont unis, ils sont aigris, il les a vaincus, j'espère toujours qu'il les pourra vaincre. Ce style, trop ferme et trop 30 décisif pour Démophile, n'est pour Basilide ni assez pompeux ni assez exagéré: il a bien d'autres expres

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