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à ces racines que la rosée du matin, le soleil des beaux jours et le calme des soirées.

Dieu seul peut nous rendre ces choses lorsqu'il jugera l'épreuve assez longue et assez douloureuse.

Ces réflexions, qui ne sont pas exemptes d'amertume, nous viennent en lisant des pages écrites par un gentilhomme qui fut vaillant capitaine et homme de bien.

Lui aussi appartenait à l'antique forêt. Renversé comme tant d'autres, il se releva par un effort suprême, mais il eut l'existence tourmentée de nos modernes générations.

On a fait grand bruit d'un mot prononcé naguère, et qui n'est en vérité qu'un lambeau de la défroque révolutionnaire. C'était l'avénement des nouvelles couches sociales. Ceux qui menacent ainsi la société française ont-ils jamais arrêté un regard sur les anciennes couches sociales? Ont-ils vu la nationalité française naître et grandir à l'ombre de la croix du prêtre et de l'épée de la noblesse? Ont-ils mesuré l'œuvre immense des ordres religieux qui conservaient le dépôt sacré des sciences et des arts, ouvraient des écoles publiques, soignaient les malades, prêchaient la morale et luttaient contre la barbarie? Ont-ils pesé le sang répandu par cette noblesse depuis Tolbiac jusqu'à Fontenoy pour créer le beau royaume de France et préserver notre terre des atteintes de l'ennemi?

Il faut la misérable ignorance des temps modernes pour méconnaître à ce point le passé et croire que de

la foule agitée par l'envie sortiront tout à coup des Suger, des Sully, des Colbert, des Turenne et des Condé.

Rien ne s'improvise ici-bas. Le cèdre a été arbrisseau et le fleuve, avant de marquer la limite des empires, coulait sans bruit, presque invisible, sous l'herbe de la prairie. L'homme ne saurait se soustraire à cette loi divine qui gouverne le monde et qui veut que tout marche avec une prudente sagesse.

Celui dont nous voulons rappeler l'existence appartenait, comme nous l'avons dit, aux anciennes couches sociales. Le jour où ces couches furent brisées, il ne balança pas et prit vaillamment une place aux rangs des défenseurs de la patrie. Fidèle à la tradition de sa race, il fut soldat.

C'était le temps où Châteaubriand disait : « L'honneur français s'est réfugié sous les drapeaux. » On se réfugiait dans les camps pour échapper à la politique. Les camps étaient un terrain neutre où vivaient en braves camarades les enfants de la France, sortis les uns des chaumières, les autres des châteaux. La veille encore les généraux, trahis par la fortune, portaient leur tête sur l'échafaud. Mais, familiers avec la mort, ils la recevaient du tribunal révolutionnaire avec autant d'indifférence que sur les champs de bataille. Nul d'entre eux ne songeait à immoler le devoir militaire à son ambition personnelle, nul ne désertait le camp pour la tribune politique et, malgré la révolution, l'honneur

militaire restait intact. Les Hoche, les Kleber, les Desaix, les Marceau, étaient tous morts sous les armes au milieu des soldats. Pas un seul, quelle que fût son origine et ses croyances, n'avait été infidèle aux idées chevaleresques des vieux capitaines de l'ancienne monarchie. Ils avaient accepté le mystérieux héritage, et le transmettaient tout entier à leurs successeurs. Il appartenait à notre époque de voir l'épée de l'officier général passer aux mains souillées d'une populace en révolte. Car, mendier les suffrages des implacables adversaires de l'armée, quand on est capitaine, c'est rendre son épée à l'ennemi.

Lorsque M. de Gonneville prit rang dans l'armée, il n'en était pas ainsi. Il eut des souffrances à supporter, mais pas de hontes à subir.

Un grand nombre d'enfants appartenant à l'ancienne aristocratie entraient alors au service comme simples soldats. La liste en serait longue et glorieuse. Il suffit pour la retrouver de chercher les noms des volontaires de la dernière guerre; on connaîtra ainsi les pères par les fils.

M. de Gonneville n'a pas écrit ses Souvenirs militaires au point de vue de l'art ou de la science. Il se borne à raconter simplement les événements de sa vie guerrière, laissant de côté tout ce qui ne se rattache pas à l'armée.

Ces souvenirs qui pénètrent dans l'intimité de la vie militaire, qui s'attachent aux menus détails aussi bien

qu'aux choses importantes, sont remplis d'enseignements. Ce livre est une véritable page d'histoire, page grave, et qui met en lumière des faits dont les ouvrages scientifiques n'ont pas eu conscience.

Nous en ferons ressortir quelques-uns, mais il est nécessaire de préciser notre modeste rôle.

Le livre de M. de Gonneville n'a pas encore été publié1; nous ne le devançons que de quelques jours à peine, et pour lui conserver sa fraîcheur, nous nous bornerons à effleurer les sujets. L'homme nous préoccupe plus que les événements; et le caractère personnel, la physionomie particulière attirent nos regards plus encore que les batailles. Notre but est de tracer un portrait d'après nature, et non de raconter des campagnes.

Nous avons eu l'honneur de connaître d'une façon intime celui dont nous allons parler. Ses manuscrits aidant la mémoire du cœur, il nous sera facile de mettre en lumière une belle figure.

Au moral comme au physique, ses traits étaient profondément ciselés. La main de Dieu y avait creusé des reliefs de bronze, où les rayons caressants se confondaient avec la froide dignité. L'observateur était frappé de ce mélange harmonieux de bonté paternelle et de fière réserve qui donnait la mesure de sa taille, c'est-àdire de sa grandeur.

La Bruyère a dit qu'il y avait deux grandeurs : la

1. Cette étude a paru dans le Correspondant.

fausse et la vraie. « La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près; plus on la connaît, plus on l'admire; elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours sûre de pouvoir les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité; on l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue; son caractère noble et facile inspire le respect et la confiance... »

Telle était la grandeur de M. de Gonneville, et il savait rester grand sans faire sentir aux autres qu'ils étaient petits. Ses Souvenirs ne remontent qu'à son entrée au service, et il garde le silence sur ses vingt premières années. Elles méritent cependant de n'être pas oubliées, et ce nous est un devoir de les rappeler.

La maison Le Harivel de Gonneville, d'origine danoise, appartient à la plus ancienne noblesse de Normandie. Le nom patronymique est Le Harivel, qui s'écrivait Harwel. Un guerrier de cette vieille race accompagna Guillaume le Conquérant en Angleterre, et devint le chef de la maison ducale de Northumberland, qui porte encore les mêmes armes que les Le Harivel de Gonneville.

Le père du colonel de Gonneville était lieutenant du roi à Caen et se trouva mêlé à l'un des épisodes les plus sanglants de la Révolution. Le jeune et brillant comte

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