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Gonneville dans ses Souvenirs militaires, le corps des sous-officiers était infiniment supérieur à celui des officiers. Ceux-ci, fort braves gens du reste, n'avaient aucune éducation et pas la moindre idée des convenances ni des usages. »

Nous nous bornons, dans cette page, à constater cette opinion. Ailleurs, et plus tard, nous aurons d'autres jugements à recueillir et nous ferons peut-être ressortir des vérités trop méconnues.

On ne combattait pas alors, et le nouveau sous-lieutenant put se livrer à l'étude du métier.

La première bataille à laquelle il assista sans y prendre part, mais en spectateur bien placé pour tout voir, fut l'attaque du pont de Vérone, le 28 octobre 1805. Ce que vit Gonneville ce jour-là était vraiment digne de la Jérusalem délivrée. Le pont avait été rompu dans son milieu, quelques arches tenaient aux deux rives opposées, mais un vide de six pieds se trouvait béant au-dessus du gouffre où bouillonnaient les eaux de l'Adige, fleuve extrêmement profond en cet endroit. Du côté opposé aux Français, les Autrichiens avaient crénelé les murs et entretenaient un feu nourri. Vainement avait-on tenté de placer des madriers sur la brèche du pont. Les balles et les boulets de l'ennemi empêchaient tout travail, et le nombre des morts devenait considérable.

Des voltigeurs demandèrent à s'emparer de la rive opposée et à chasser l'ennemi sans le secours du gé

b

nie, et même sans commandement. Leur prière ne fut point repoussée. Le soir, au moment où l'obscurité commençait à se faire, où la vue portait à peine d'une rive sur l'autre, les voltigeurs, armés, légèrement vêtus et sans sacs, se réunirent à l'extrémité du pont, et se trouvèrent cachés par la courbe de la maçonnerie. Tout à coup, à un signal donné, ils s'élancèrent à la course, franchirent l'espace vide, tombèrent comme la foudre sur les Autrichiens, et se jetèrent dans les maisons sans tirer un coup de fusil. D'autres voltigeurs suivaient, et bientôt le poste autrichien fut enlevé. Deux soldats seulement ne prirent pas un élan assez vigoureux, roulèrent dans le fleuve et furent engloutis.

Peu d'instants après, on apporta des madriers, le pont fut réparé et une colonne de notre armée s'avança tambours en tête. Les cuirassiers, témoins de ce jeu tout français, battaient des mains et riaient de bon

cœur.

Le jeune officier de cavalerie fut content de ce début qui lui montrait la guerre dans ses habits de fête, souriante, spirituelle, aimable, quoique un peu folle. Le charme dura peu.

Deux jours après, six mille hommes des nôtres restaient sur le champ de bataille de Caldiero. C'était 1 première affaire sérieuse de Gonneville. Cependant il n'eut pas à combattre. Il foula les morts sous les pieds de son cheval, il vit les roues de l'artillerie broyer les poitrines de ceux qui étaient tombés, il entendit les

cris de désespoir des blessés; des voix mourantes lui demandèrent un verre d'eau, des mains suppliantes se tendirent de son côté, des regards qui étaient les derniers se fixèrent sur lui, l'âcre parfum du sang le saisit à la gorge, et tous ces hommes nus, morts et mourants, avec les cheveux hérissés, les plaies béantes portèrent dans son àme un trouble extrême.

C'est là le baptême du feu. A ce baptême, les poëtes n'ont pas épargné les draperies ornées de fleurs. Les artistes ont eu pour lui des tableaux aux séduisantes couleurs, des groupes de marbre et de bronze aux poses fières et superbes, des chants aux notes enivrantes. Pour ce baptême, toutes les cloches ont retenti, l'air a été troublé, et des nuages de parfums ont tourbillonné dans l'espace. Que Dieu nous garde cependant de maudire ce baptême! C'est par lui que les nations conservent leur indépendance. Mais fasse le Dieu des armées que ce baptême n'apparaisse plus comme un jour de fête, mais bien comme l'heure des solennelles épreuves, des grands devoirs et des sublimes sacrifices.

Tant de sang répandu à la bataille de Caldiero le fut en pure perte. La marche de la grande armée sur Vienne obligeait les Autrichiens, plus forts de trente mille hommes que les Français, à se replier par une retraite faite en bon ordre. Mais Masséna qui, certes, l'avait prévu, voulait aussi sa victoire, et il se la donna le cœur léger. Ainsi vont les choses humaines dans le

guerre aussi bien que dans la politique. Ceux qui tiennent les cartes jouent leur partie, gagnent ou perdent sans trop songer aux payants. Combien d'entreprises ont été ainsi conçues, combien de batailles ainsi livrées, sans utilité pour le pays, mais pour conquérir ou conserver une vaine réputation! Turenne était tout autre, et se montrait avare du sang de ses soldats. Les nations doivent regretter ces temps où trente mille combattants décidaient du sort des empires.

Gonneville était à la journée du Tagliamento. Puis au cœur de l'hiver, il traversa les Alpes, et, après mille aventures, marcha sur la Prusse, et fit son entrée à Berlin. Il quitta cette ville au mois de janvier 1807 pour aller vers la Vistule. Il venait de franchir ce fleuve, et se trouvait à l'extrême avant-garde, non loin de l'ennemi. L'officier supérieur qui commandait les escadrons les plus avancés du 6o de cuirassiers, dont le lieutenant de Gonneville faisait partie, ne se gardait nullement, et négligeait les précautions les plus élémentaires. Ainsi cet officier supérieur envoya Gonneville chercher de l'avoine dans cinq villages qui lui furent désignés. Il partit donc avec vingt-trois cuirassiers qui n'avaient pas même de cartouches pour leurs pistolets. Gonneville était sans inquiétude puisque son chef croyait l'ennemi à onze lieues. D'ailleurs les instructions écrites qui lui furent données ne laissaient aucun doute sur sa mission qui n'avait pas de caractère tactique.

Cependant il plaça des vedettes, ce qui ne l'empêcha

pas d'être surpris par les Prussiens. Les hussards noirs parurent d'abord, puis un escadron de dragons. Gonneville aurait pu fuir du côté opposé avec sa petite troupe, mais il préféra combattre en désespéré. « J'adressai un mot à mes cuirassiers, leur fis mettre le sabre à la main et chargeai immédiatement. »

Le terrain était loin de permettre à vingt-quatre cavaliers d'en renverser cent cinquante. Cependant l'élan des cuirassiers français fut tel, que les hussards criblés de coups de sabre se débandèrent. Les dragons qui occupaient le pont étaient tellement serrés les uns contre les autres, qu'ils formaient pour ainsi dire un retranchement d'hommes et de chevaux. Les cuirassiers firent brèche à ce retranchement, mais la colonne prussienne était profonde; il devint impossible de gagner la gauche. Ce fut donc une horrible mêlée. Séparés les uns des autres, les cuirassiers combattaient chacun pour son compte, et nul d'entre eux ne se rendit. Bien monté, et cavalier aussi habile qu'intrépide, le lieutenant de Gonneville, qui cependant n'avait pas sa cuirasse, eut le bonheur de se trouver à l'extrémité du pont. Là un coup de pistolet l'atteignit au côté droit, il n'en poursuivit pas moins sa course, son cheval s'abattit, se releva, et fit des efforts inouïs pour sauver son maître. Sept à huit dragons, un officier en tête, se mirent à la poursuite de Gonneville, et, pour la dernière fois, son cheval s'abattit. L'officier prussien lui lança un coup de sabre, et, quoiqu'à terre et entouré d'ennemis,

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