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attendîmes! Il ne vint rien. C'était une panique! L'avant-garde avait eu peur et, en se rejetant sur la tête de colonne, lui avait communiqué son épouvante. Le désordre un peu réparé, on interrogea cette avant-garde qui soutint qu'elle avait vu l'ennemi, et que la forêt était pleine d'infanterie et de Cosaques. On allait envoyer prévenir les maréchaux lorsqu'on vit quatre ou cinq voitures sortir paisiblement du bois; c'étaient nos cantiniers qui venaient de traverser entièrement le bois, dans lequel ils n'avaient fait aucune mauvaise rencontre. Force fut alors de convenir de la ridicule erreur.

Nous reprimes notre route pour bivouaquer dans quelques fermes éparses au milieu des clairières de la forêt qui ne nous présentèrent aucunes ressources. Nous cûmes à souffrir de la faim et de la soif, car l'eau était saumâtre. Il n'y avait presque pas de nuit à cette époque de l'année, et vers trois heures du matin, en sortant d'une grange où j'avais pu dormir un peu, je me trouvai en présence du grand-duc de Berg qui était à cheval, couché sur l'encolure, et absolument seul. It me demanda si j'avais un trompette sous la main, et sur ma réponse affirmative, il me donna l'ordre de faire sonner à cheval; cette sonnerie fut à l'instant répétée de tous côtés, et une demi-heure après nous étions en marche. Nous côtoyâmes le Prégel sur les plateaux de la rive gauche et je rencontrai là un de mes amis de Normandie, Le Termellier, qui commandait un petit poste d'observation du 20° de chasseurs, mon premier régiment. Il me donna un pain provenant d'un bateau qu'on venait de prendre sur la rivière qu'il remontait avec l'espoir de remettre sa cargaison de pain aux Russes qui étaient sur l'autre rive. Nous eûmes pendant cette marche la première nouvelle de la bataille de Friedland qui s'était livrée la veille, mais sans autres détails que ce qui concernait la retraite des Russes. Nous passâmes le

Prégel au-dessous de Wehlau le gué était étroit et une colonne d'artillerie se trouvait engagée et arrêtée au milieu; la rive opposée étant escarpée, on avait taillé une rampe dans cet escarpement, les terres s'en étaient détrempées, et un caisson embourbé arrêtait la marche du convoi. On nous avait fort recommandé de longer de près les voitures au-dessous desquelles nous passions, mais mon cheval ayant senti entre ses jambes les traits lâches d'un cheval de volée, se jeta brusquement à gauche et perdit pied. J'eus de l'eau jusqu'au cou, ce qui ne serait pas d'un grand intérêt, si je ne m'étais promis de faire entrer dans ce récit tout ce qui, matériellement et moralement, peut donner une juste idée de ce qu'est une carrière militaire. Mon cheval atteignit l'autre rive à la nage, et j'attendis là l'arrivée des chevaux de main, espérant pouvoir changer; mais un autre mécompte m'était réservé en dépassant un convoi d'artillerie dans un chemin creux et étroit, le cheval monté par mon domestique s'était abattu; celui qu'il tenait en main, et sur lequel était mon porte-manteau, lui avait échappé et il lui avait été impossible de le reprendre; je n'en entendis plus parler. A cette époque les officiers n'avaient pas de porte-manteau sur le cheval qu'ils montaient, de sorte que je me trouvai sans autre chose que ce que j'avais sur le corps et qui était tout mouillé. Ce fut dans cet équipage que je bivouaquai dans un pré sur le bord du Prégel, lequel pré était couvert à une hauteur de dix pieds d'une vapeur tellement épaisse, qu'il était impossible d'apercevoir le moindre des objets qu'elle recouvrait. Comme nous étions toujours sans vivres, on pensa d'abord à abattre quelques chevaux blessés; mais la nuit arrivait si tard et le jour si tôt qu'on n'aurait pas eu le temps de les dépecer et de les faire cuire

Nous suivimes les Russes pied à pied jusqu'à Tilsit

sans éprouver, sur aucun point, de résistance sérieuse. Une fois seulement, vers le soir, ils parurent vouloir tenir, et, chose qui nous surprit, le grand-duc de Berg, qui était là, ne fut pas entreprenant comme doit l'être un chef d'avant-garde sur l'arrière-garde d'une armée qui se retire. A l'approche de la nuit, et sans y être forcé, il nous fit rétrograder de deux lieues pour prendre position dans un gros village situé sur un mamelon entouré de plusieurs cours d'eau. On trouva là des cochons qu'on tua, mais nous n'avions ni pain ni pommes de terre, et le lard chaud sans accompagnement produisit un très-mauvais effet sur des estomacs privés d'ali ments depuis longtemps.

Nous arrivâmes enfin devant Tilsit qui offrait un spectacle dont je veux essayer de rendre compte. La vallée du Niémen est dominée du côté par lequel nous arrivions par un plateau assez élevé. Tilsit se trouvait à une demi-lieue du point où nous l'aperçûmes pour la première fois, et où on nous fit former en bataille. Pour se retirer vers ce point, l'armée russe avait dû exécuter des mouvements convergents qui avaient été naturellement imités par les différentes colonnes attachées à sa poursuite. Elle était déjà sur la rive opposée du fleuve qui, en cet endroit, est fort large; on la voyait parfaitement, partie occupant les positions qui lui étaient assignées, partie en marche pour aller prendre les siennes. En avant de Tilsit, de notre côté, et tout contre la ville, un corps de cavalerie composé de Cosaques et destiné à la couvrir attendait que ce qui se trouvait encore en ville eût passé le pont en bois auquel on avait déjà mis le feu et sur lequel se pressaient en courant les derniers fantassins. Cette cavalerie, restée en arrière, paraissait devoir être sacrifiée, et n'avait d'autre ressource que de passer le fleuve à la nage, exercice auquel les Cosaques sont en général fort habitués. Tout ce qui nous restait de

cavalerie se trouvait à peu près là, réuni en masse sur le plateau. L'Empereur y était aussi avec son état-major, les chasseurs à cheval et les grenadiers à cheval de la garde, plus les gendarmes d'ordonnance, corps provisoire composé de jeunes gens de famille montés et équipés à leurs frais.

Notre division, qui se trouvait à droite, reçut l'ordre de marcher sur la cavalerie ennemie restée devant Tilsit. Nous commençâmes le mouvement au pas et sur deux lignes peu étendues, vu les pertes que nous avions éprouvées les jours précédents, particulièrement à la journée de Heilsberg. Il y avait quelque chose de solennel dans le mouvement que nous exécutions. C'était le dernier coup que nous allions porter, car l'armée russe tout à fait désorganisée par des défaites successives, ayant perdu presque toute son artillerie, ne pouvait plus tenir campagne, et il ne restait pas dix mille hommes aux Prussiens. Ce dernier coup allait être porté sous les yeux de l'Empereur qui dominait la position et sous ceux de toute la cavalerie de l'armée, placée de manière à ne rien perdre du spectacle que nous allions donner. Tout cela était compris par nous; on voyait sur la figure de nos cuirassiers une expression d'orgueil, et malgré l'état de faiblesse dans lequel nous étions tous, nul ne doutait du succès, chacun retrouvant une surexcitation morale qui suppléait et au delà à la force physique. Nous avancions en silence, et nous avions parcouru à peu près le quart du terrain qui nous séparait des Russes, lorsqu'un officier, sorti de leurs rangs, passa rapidement vers notre gauche, accompagné d'un trompette, et élevant l'une de ses mains pour faire voir qu'il tenait un papier. Il se dirigea vers le point où se trouvait l'Empereur, point reconnaissable par son aspect brillant, et quelques minutes après un officier d'ordonnance de l'Empereur arriva à nous, à toute bride, nous apportant

l'ordre de nous arrêter. C'était la paix, la paix de Tilsit que l'empereur de Russie et le roi de Prusse faisaient proposer!

Une heure après, tout ce qu'il y avait là de troupes prenait des directions différentes pour se rendre dans chaque cantonnement désigné. Depuis le matin nous étions entrés dans une zone en arrière de celle occupée par les armées russes et prussiennes. C'était un pays neuf, abondant en ressources, mais humide et malsain. J'étais déjà dévoré par la fièvre et par une soif ardente qui n'avait jusque-là trouvé que de mauvaise eau pour aliment Le repos dans lequel nous tombâmes, loin de m'être favorable, augmenta mon mal; toute espèce de nourriture me causait un dégoût insurmontable et aucun secours, aucun médicament n'était à notre portée. Tout mon régiment, ainsi que deux compagnies d'infanterie, était logé dans la même ferme, ferme immense à la vérité, mais nous couchions tous sur la paille sans pouvoir nous déshabiller. Nous restàmes là huit jours pendant lesquels je devins d'une maigreur affreuse; je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes, et la paix fut conclue, sans qu'il me fût possible d'aller une seule fois. jouir du spectacle que présentait Tilsit avec sa réunion de souverains, et le mélange des uniformes russes, prussiens et français. Après la signature de ce fameux traité qui marqua l'apogée de la puissance de Napoléon, toute l'armée rétrograda et nous entrâmes dans la terre de désolation que nous avions quittée quelques semaines avant. Jamais les horreurs de la guerre ne s'étaient présentées sous un aspect plus hideux! Partout des villages entiers dépeuplés par la mort, les cadavres en putréfaction gisant dans les maisons, dans les rues, dans les jardins et les cours! Il y en avait neuf autour de la maison que j'habitai dans le premier cantonnement où nous nous arrêtâmes. Impossible de se soustraire à l'horrible

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