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populace de Madrid, la pire de toutes les populaces; et comme le gouverneur de l'Escurial n'était pas rassuré non plus sur les dispositions de sa population, il avait entassé dans la prison nos compatriotes que nous délivrâmes et qui nous appelèrent leurs libérateurs.

Je visitai les appartements royaux et le couvent : les premiers n'ont rien de remarquable; pour bien voir le second il faudrait des mois.

Le jour même nous fûmes rejoints par le général La Houssaye et par la deuxième brigade de notre division. Le général La Houssaye tendit la main au général d'Avenay qui lui donna la sienne de très-bonne grâce; tout paraissait donc raccommodé; mais, le lendemain, le général d'Avenay reçut l'ordre de se rendre au quartier impérial pour y recevoir une autre destination, et de remettre le commandement de sa brigade au général de Caulaincourt. Soupçonnant un tour du général La Houssaye qui n'avait pas la réputation d'être franc, le général d'Avenay courut chez lui et je l'accompagnai. Le général La Houssaye se défendit vivement, et jura qu'il n'était pour rien dans une mesure qui, disait-il, le contrariait beaucoup. Il fit à ce sujet les plus belles protestations d'amitié.

Nous partîmes pour Madrid où nous passâmes quinze jours au bout desquels le général d'Avenay, qui avait été parfaitement accueilli par le prince de Neufchâtel, major général de l'armée, reçut le commandement d'une brigade détachée composée du 3o régiment de hussards hollandais et de cinq escadrons de dragons de divers régiments.

L'armée anglaise, débarquée à la Corogne sous les ordres du général Hill, s'avançait vers Madrid, menaçant nos communications avec la France et prêtant à l'insurrection espagnole un appui moral, outre celui qui dérivait d'une profusion d'armes et de munitions mises à sa

disposition; l'Empereur, s'étant lancé à la poursuite de cette armée avec sa garde et le corps d'armée du maréchal Ney, nous reçûmes l'ordre de flanquer cette colonne à une distance de deux ou trois lieues, et de nous arrêter chaque soir autant que possible à la hauteur du quartier impérial où, chaque matin, on enverrait prendre des ordres pour les opérations de la journée.

L'armée anglaise se mit en pleine retraite aussitôt que nous marchâmes sur elle. Nous passâmes la montagne de Guadarrama par une tourmente affreuse; la neige, chassée par des tourbillons de vent, tombait avec une violence furieuse, nous enveloppait et nous couvrait d'une couche épaisse qui pénétrait à travers nos manteaux. Plusieurs hommes périrent pendant ce passage qui dura toute une journée, et on eut des peines incroyables à faire passer l'artillerie. Pendant que nous montions si péniblement le Guadarrama, nous nous trouvâmes sur le flanc de la division d'infanterie commandée par le général Lapisse et à quelques pas en arrière de l'Empereur qui marchait à pied comme nous, aucune précaution n'ayant été prise pour le ferrage, et les chevaux tombant à chaque instant. Les soldats de la division Lapisse manifestaient tout haut les plus sinistres dispositions contre la personne de l'Empereur, s'excitant mutuellement à lui tirer un coup de fusil et s'accusant de lâcheté de ne pas le faire. Lui entendait cela tout aussi bien que nous, et n'avait pas l'air d'en tenir compte; mais, arrivé sur le point culminant où un lion colossal indique la limite des deux Castilles, il s'arrêta, fit appeler le général Lapisse, et lui dit de prendre à droite au pied de la montagne et d'aller loger avec sa division dans des villages qu'il trouverait là et qui lui offriraient des ressources.

Le lendemain je fus envoyé de très-bonne heure au quartier impérial pour y recevoir du prince de Neuf

châtel, ainsi que cela avait été prescrit, les ordres pour la marche du jour. On me fit attendre au rez-de-chaussée d'une petite maison dans laquelle l'Empereur et le prince avaient passé la nuit. Je me trouvai là en compagnie de quelques généraux et officiers, plus cinq gros moines qui probablement étaient venus en députation et dont les figures exprimaient une anxiété extrême. Au bout d'une demi-heure d'attente, je vis débusquer l'Empereur d'un petit escalier qui donnait dans la pièce, où nous étions. Au mouvement que sa présence excita, les moines, devinant qui il était, se précipitèrent à ses pieds en prononçant quelques paroles que je ne compris pas. L'Empereur, qui paraissait être de très-bonne humeur, les releva, leur frappa sur l'épaule en souriant, et dit à son interprète de leur expliquer qu'ils pouvaient compter sur sa protection, leur recommandant d'engager les habitants, dans leur propre intérêt, à rester paisibles et à ne se mêler en rien de la guerre. Cette recommandation, répétée à satiété sur tous les points de l'Espagne, fut stérile.

L'Empereur, auquel on venait d'amener son cheval, voyant l'épais verglas qui couvrait la terre, dit qu'il marcherait à pied jusqu'au point où la plaine se dessinant mieux, il y avait apparence qu'on n'aurait plus de verglas. Le prince de Neuchâtel me fit signe de suivre et bientôt je me trouvai seul avec l'Empereur, le prince de Neuchâtel et le général de Montholon, les difficultés provenant du verglas et des embarras de chevaux ayant retenu l'escorte et la masse de l'état-major à une assez grande distance. Au bout d'un quart d'heure, l'Empereur se retourna et, m'ayant aperçu, jeta au prince de Neufchâtel un coup d'œil interrogatif que je traduisis facilement. Le prince, qui m'avait probablement oublié, me donna alors les instructions que j'étais venu cherther et ajouta « Dites au général d'Avenay que l'Em

« pereur tient à ce que la plus sévère discipline soit <«< maintenue, et qu'aucun pillage ne soit toléré. » L'Empereur fit un signe de tête qui voulait dire : « Oui, ce << sont bien là mes intentions. >>

Je retournai sur mes pas au-devant des deux hussards qui m'avaient accompagné et auxquels j'avais laissé mon cheval; mais, en faisant le trajet qui me séparait d'eux, je fus témoin d'un fait qui mérite d'être rapporté. A une faible distance de l'endroit où j'avais laissé l'Empereur, se trouvait une division d'infanterie placée sur la droite de la route en colonne, par régiment, et qui devait présenter un effectif d'au moins huit mille hommes. Je me retournai brusquement au bruit formidable causé par les acclamations unanimes dont cette masse saluait l'apparition de l'Empereur qui venait d'arriver à la hauteur du point qu'elle occupait. L'enthousiasme était à son comble! C'était la division Lapisse! celle-là même qui, la veille, au passage du Guadarrama, avait tenu les propos séditieux que j'ai rapportés. Dans les villages où elle avait passé la nuit, elle avait trouvé des vivres et du vin, ce qui explique de reste ce revirement que l'Empereur avait prévu, sans aucun doute.

Nous fûmes bientôt sur la trace des Anglais, qui s'étaient mis en retraite en apprenant d'une manière positive que nous marchions sur eux. Nous passâmes le Douro à Tordesillas, et marchâmes sur Benavente. La pluie tombait sans interruption depuis quelques jours; les routes étaient défoncées, et nonobstant les Anglais ne laissaient en arrière ni un canon, ni un caisson. Ils faisaient tuer les chevaux que la fatigue empêchait de marcher, et les cavaliers auxquels ils appartenaient étaient tenus de rapporter le pied qui, selon l'usage anglais de cette époque, portait le numéro du cheval et du régiment.

La Esla, rivière assez considérable, descendant des Asturies, se jette dans le Douro Benavente est sur

la rive droite, à une distance de deux kilomètres. Nous arrivions par la rive gauche. L'Empereur, ennuyé de ne pas voir de prisonniers, s'était plaint du peu d'ardeur de la poursuite, de façon que le général Lefebvre Desnouettes, qui commandait les chasseurs de la garde, étant arrivé sur le bord de la rivière extrêmement grossie par les pluies, la passa à la nage avec ses chasseurs et les mamelucks, et chargea la cavalerie anglaise qui se trouvait sur la rive opposée, laquelle cavalerie se retira au galop sur Benavente, entraînant à sa suite chasseurs et mamelucks. Arrivée sous les murs de Benavente, elle fit volte face, et appuyée par de nombreux escadrons, elle chargea à son tour. La troupe d'élite, à laquelle elle avait affaire, soutint admirablement le choc; mais pendant qu'elle luttait contre des forces déjà numériquement très-supérieures, quatre régiments anglais de cavalerie, à la faveur d'accidents de terrains, les tournèrent par leur gauche et arrivèrent sur leur derrière, leur coupant toute retraite. Pour se faire jour, ils se précipitèrent tête baissée sur ces nouveaux ennemis, tandis qu'ils étaient poursuivis à outrance par les premiers. Dans une horrible mêlée, la masse arriva sur les bords de la Esla, où les survivants, sains et blessés, qui se trouvaient encore à cheval se jetèrent individuellement. Plusieurs se noyèrent, et un tiers à peine des chasseurs et mamelucks, qui avaient passé la rivière une heure avant, purent regagner la rive gauche. Ceci eut lieu le 31 décembre 1808.

La pluie, qui avait cessé, était remplacée par une gelée assez intense. Le soir de ce même jour, à la nuit tombante, nous reçûmes l'ordre de passer la Esla, en face même de Benavente, et de prendre pour ce passage les ordres du maréchal Bessières, auprès duquel je fus envoyé. Je le trouvai au bord de l'eau avec deux pièces de canon qu'il faisait pointer sur quelque chose qui lui

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