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L'autre Agamemnon décrit ainfi le même événe

ment:

Nous partions, & déjà par mille cris de joie
Nous inenacions de loin les rivages de Troie,
Un prodige étonnant fit taire ce transport.
Le vent qui nous flattoit nous laiffa dans le port:
Il fallut s'arrêter, & la rame inutile

Fatigua vainement une mer immobile.

Si l'on veut comparer encore l'endroit où Clytemneftre fe jette aux pieds d'Achille, on verra comment deux Poëtes peuvent, en difant la même chofe, parler tout différemment. Lorsque l'Hippolite de Pradon s'exprime ainfi:

Depuis que je vous vois j'abandonne la chaffe,
Et quand j'y vais, ce n'eft que pour penser à vous;

il ne fçait que dire fon état, & l'autre Hippolite fçait le peindre.

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'impor

tune,

Je ne me fouviens plus des leçons de Neptune, Et mes courfiers oififs ont oublié ma voix.

On eftime la conduite de quelques Tragédies de Campiftron, mais il languit prefque par-tout par l'expreffion. Iréne, forcée par fon devoir de fe féparer d'Andronic, fe contente de lui

dire:

Où m'entraîne une force inconnue? Ah; pourquoi venez vous chercher encor ma vue? Partez, Prince, c'eft trop prolonger vos adieux.

Monime, que le même devoir oblige à se sépaD 5

rer

rer de Xipharès, décrit ainfi le combat qui fe passe en elle:

Je fçais qu'en vous voyant, un tendre souvenir
M'arrachera du cœur quelque indigne foupir;
Que je verrai mon âme en fecret déchirée,
Revoler vers le bien dont elle eft féparée, &c.

Iréne parle en Profe: tout ce que dit Monime eft de la Poësie.

On a reproché à Quinaut la foibleffe de fes Vers, parce qu'en effet, quoique fécond en fentimens, & fouvent heureux en pensées, il ne s'élève pref que jamais par l'expreffion. Je n'examine point ici s'il auroit dû s'élever davantage, & fi les Vers faits pour être mis en Chant, doivent avoir une certaine molleffe. Je me contente d'observer que la verfification de Quinaut, pleine de fentimens, eft prefque toujours dépouillée d'images. Il fait dire au vieux Egée qui se flatte que fes victoires doivent, aux yeux de celle qu'il aime, cacher fa vieillefle:

Je ne fuis plus au tems de l'aimable jeuneffe;
Mais je fuis Roi, belle Princeffe,

Et Roi victorieux.

Mithridate, plein de cette même idée, la rend

par ces images:

Jufqu'ici la fortune & la victoire mêmes

Cachoient mes cheveux blancs fous trente diadê

mes;

Mais ce tems-là n'eft plus, je regnois, & je fuis.
Mes ans fe font accrus, mes honneurs font détruits,
Et mon front dépouillé d'un fi noble avantage,
Dù tems qui l'a flétri laiffe voir tout l'outrage.

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On croit voir tomber à terre tous les diadêmes que portoit Mithridate; on croit voir paroftre fes cheveux blancs, & les rides de fon front. Ce ftile eft, comme je l'ai dit, le ftile poëtique, parce que la Poëfie emploie les figures plus fréquemment & plus hardiment que la Profe ne les emploie.

ARTICLE II.

De la Langue Poëtique.

Lorfque ceux qui étudient une Langue étrangere, après avoir fait affez de progrès pour entendre les Hiftoriens & les Orateurs, viennent aux Poëtes, ils fe trouvent quelquefois dans un pays fi inconnu, qu'ils ont befoin de nouveaux guides. Celui qui commence à entendre la Genéfe, eft furpris de ne plus rien entendre quand il arrive aux bénédictions de Jacob, parce que de la Lan. gue ordinaire il paffe à la langue poëtique: & par la même raifon, il peut ne point entendre le stile des difcours de Job, quoiqu'il entende le commencement & la fin du même Livre. Celui qui étudie le Grec éprouve la même chofe, & lorfqu'après avoir lu Hérodote & Démofthéne, il vient à Efchyle, à Sophocle, à Pindare, il fe trouve à tout moment arrêté, & fur-tout dans les Chœurs des Tragédies. Dans le 2. Livre de Ci ceron de l'Orateur, Antoine, après avoir porté fon jugement fur les Hiftoriens Grecs, étonné de ce qu'on le félicite de fa fcience dans cette langue, répond modeftement qu'il a lu ceux qui ont écrit I'Hiftoire dans cette langue, mais qu'il n'a jamais D

ofé

ofé approcher de fes Poëtes: Poëtas omnino, quafi aliend lingua locutos, non conor attingere. La différence entre la Profe & la Poëtie Latine eft moins grande: on entend cependant plus aifément Ciceron & Tite-Live, que les Odes d'Ho. race, que Catulle, Properce, Juvenal, & Perfe. On trouve la même différence entre la Profe & la Poësie Italienne. Quoiqu'on life fans peine Bentivoglio & Guichardin, on fe trouve arrêté quelquefois dans le Taffe & dans l'Ariotte, plus fouvent dans Pétrarque, & prefque à chaque pas dans le Dante. Plufieurs Anglois avouent qu'ils ont de la peine à entendre Milton; enforte que dans toute les langues, la Poësie paroît avoir toujours fa langue particuliere; & dans la nôtre même, les Poëtes paroiffent plus difficiles aux étrangers, que nos Ecrivains en Profe.

Puifque les Poëtes fe vantent de parler le lan gage des Dieux, le langage du Ciel ne doit pas être le même que celui qu'on parle fur la Terre; auffi quand Homere nomme quelque chofe il dit fouvent, c'est le nom que les Dieux lui donnent, & les bommes lui en donnent un autre. Mais comment fe peut-il faire que la Poëfie qui eft foumise à la même fyntaxe que la Profe, & qui emploie les mêmes mots, ait une langue différente?

Il est vrai qu'elle emploie ordinairement les mêmes mots, mais elle les range dans un autre ordre; & quoiqu'elle foit foumife à la même fyntaxe, elle n'eft point obligée à la même obéiffance, parce que fon ftile affranchi des liaisons ordinaires, marche par de vives & impétueufes faillies, fuivant le paffage de M. Boffuet, que j'ai déjà cité. Comme elle a befoin de tours & de locutions con. venables à fa vivacité, elle a des priviléges que n'a point la Profe, & ces priviléges ne font pas les mêmes chez toutes les nations.

Ils

Ils furent grands chez les Grecs, dont les Poë. tes pouvoient employer à la fois (1) plufieurs dialectes, allonger, racourcir les mots, en inventer de nouveaux, & même changer quelquefois la quantité des fyllabes. Les Romains qui fuivoient, comme dit Martial, des Mufes plus féveres, qui Mufas colimus feveriores, ne permirent pas à leurs Poëtes de changer le nombre des fyllabes; mais Horace ne croit pas pouvoir leur refufer la liber. té de faire des mots nouveaux, pourvu, dit-il, qu'ils en ufent fohrement, & que ces mots compojés du Grec, parcè detorta, ayent une origine

сопние.

Les priviléges qu'on accorde à la Poëfie doi-. vent toujours être conformes au génie de chaque langue; & faute d'avoir confulté le génie de la leur, ceux que nos anciens Poëtes voulurent s'attribuer furent ridicules. Ronfard qui croyoit pou voir compofer un mot de deux autres mots réünis, à l'exemple des Grecs, appelloit une meule de moulin, du moulin brife-grain, la pierre ronde platte. Son ftile pédantefque fut regardé quelque tems comme notre langue poëtique. Ronfard fut admiré de fon fiécle, & mêne des Sçavans. Le Cardinal du Perron difoit que les autres Poëtes étoient venus dans une langue faite, mais que Ronfard étoit venu lorfque la nôtre étoit encore à faire, enforte qu'il l'en appelloit le pere. Ronfard s'étoit acquis une fi grande autorité, qu'offenfer fa langue, c'étoit en offenser le maître, ce qui donna lieu au proverbe donner un foufflet à

Rón

(1) Les ennemis d'Homere ont dit qu'il lui étoit aifé de faire des Vers dans une langue compofée à fa fantaisie. Il ne nous eft point permis de faire une pareille objection, puifqu'elle a paru ridicule à Ariftote, bon juge de fa langue. Il détruit cette objection dans fa Poëtique, C. 23.

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