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te j'examinerai la nature de la Poëfie Didactique. Les premiers Poëtes Chrétiens font, bien plus condamnables que leurs prédéceffeurs, puifque quand ils adopterent les extravagances de la Mythologie moderne, ils ne purent les débiter comme des vérités, elles font trop contraires à la vraisemblance, ni comme des allégories, elles font trop abfurdes; mais ils font prefque excufables, lorfqu'ils ont affocié ces folies avec les vérités faintes; ils ne péchoient pas par mépris pour la Religion; telle étoit la fimplicité de leur tems; ils imitoient ces Chevaliers de nos anciens Romans qui étoient tout à la fois très galans & trèsdévots, & qui accordoient toutes leurs paffions avec la Religion. Parce que Pétrarque vit Laure pour la premiere fois le jour du Vendredi faint, ce Poëte, d'ailleurs fi fage, croit pouvoir pieufement relever cette circonftance. Il alloit, dit-il, fans armes & fans défenfe, imitant la confternation de la nature. Le jour que l'amour l'a attaqué, l'amour n'a pas eu de peine à triompher de lui. Après la mort de Laure, quoique devenu plus grave, il fait encore la même faute dans fes Triomphes: lorfqu'il voit l'Amour traînant à fon char tous fes captifs, avec Heléne, Hermione, Junon, Jupiter, & tant d'autres, il voit auffi David, Šalomon, Abraham, & ce bon Patriarche, qui, quoique trompé, dit-il, ne regretta pas les quatorze ans qu'il avoit fervi pour obtenir Rachel.

La pieufe fimplicité de ces tems a fait tomber dans des fautes pareilles plufieurs Peintres, & quelques uns même des plus fameux. Les Peintres & les Poëtes devenus plus fages ont renoncé à cette alliance monstrueufe du facré & du profane; mais ils ont toujours confervé la liberté d'introduire les Divinités fabuleufes dans les fujets qui les peuvent recevoir; & je crois que les perfonnes qui leur en font un crime, pouffent

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trop

trop loin la févérité: je ne fuis pas indulgent pour eux, mais je crois pouvoir dans cette occafion prendre leur parti contre deux illuftres Ecrivains: c'eft ce que je vais faire dans une courte difgreffion.

. Si les Poëtes peuvent aujourd'hui rappeller dans leurs Vers les noms des Divinités Payennes.

Orfque la lecture des excellens Ouvrages de l'Antiquité fit renaître les Lettres dans l'Europe, ceux qui fe formerent le goût fur ces écrits fe crurent obligés, quand ils écrivoient dans la Langue Latine, de n'employer que les mots autorisés par les Auteurs du fiécle d'Augufte. Plufieurs même s'en firent une loi fi étroite, que pour défigner les myfleres de notre Religion, ils fe fervoient de termes confacrés aux myfteres du Paganifme. Ils conferverent les noms des Dieux dans les occafions où ces noms leur parurent néceffaires, comme ceux de Cérès & de Bacchus, pour défigner le pain & le vin. Un de ces Poëtes exprimoit ainfi le myftere de la confécration.

Deus Ethere ab alto

Exiguum cafte Cereris defcendit in orbem.

Un autres difoit en parlant de Jésus-Chrift à table avec fes Apôtres :

Tum Chriftus fociis Bacchum Cereremque miniftrat.

Dans une Tragédie de Buchanan, un Juif parle à faint Jean-Baptifte du Cerbere du Ténare, des Euménides. Tous ces noms parurent aux Poëtes les termes de leur langue. Mars fut toujours pour eux le Dieu de la Guerre, Vénus la

Déeffe

Décffe des Amours, & Minerve celle de leur art: comment pourroient-ils s'adreffer à Apollon & aux Mufes s'ils fe foumettoient à l'autorité de M. Boffuet & de M. Rollin, qui ont voulu profcrire ces noms fabuleux?

M. Bossuét fit un crime à Santeuil d'avoir nom. mé Pomone dans une Piéce de Vers fur les Jardins. Santeuil parut s'avouer criminel par ref pect pour un fi grand Evêque, quoiqu'innocent devant les Mufes, difoit-il, etiam abfolventibus Mufis. C'eft avec plus de fincérité que M. Rollin, dans fon Traité de la maniere d'étudier les Belles Lettres, s'avoue coupable, & témoigné fon repentir du même crime, où l'exemple des autres l'entraîna dans fa jeuneffe. Employer ainfi, nous dit-il, les noms des ennemis du Dies véritable qui lui ont difputé long-tems la Divinité, c'eft irriter le Dieu jaloux, & anéantir dans le langage le fruit de la victoire de Jésus-Chrift.

Le nom de M. Rollin qui doit avoir tant de crédit fur tout le monde, en a un plus particulier fur moi. Elevé par lui, & accoutumé dès l'enfance à refpecter fon autorité, je n'ofe ici le contredire, que parce que fon fcrupule ne me paroît pas fondé, & que je trouve que Boileau prend un fage milieu quand il dit:

Ce n'eft pas que j'approuve en un fujet Chrétien
Un Auteur à la fois Idolâtre & Payen;
Mais dans une riante & profane peinture
De n'ofer de la Fable employer la figure,
D'ôter à Pan fa flute, aux Parques leurs cifeaux...
C'est vouloir à l'efprit plaire fans agrément.

Nous devons donc diftinguer les fujets qui ont rapport à la Religion, de ceux qui n'y ont aucun rapport. Les premiers fans être même des fujets Chrétiens, fitôt qu'ils ont le moindre rapport à la

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Reli

Religion, rejettent tous ces noms; les feconds les admettent auffi innocemment que poëtiquement. La fageffe de Boileau nous fert d'exemple. Dans fon Epître à M. de Lamoignon fur les Plaifirs de la Campagne, il parle du blé, des fruits, & du vin, fous leurs noms poêtiques.

Attendre que Cérès ait fait place à Pomone... Quand Bacchus comblera de fes nouveaux bienfaits...

Mais dans fon Epitre à M. Arnaud il n'employe pas les même termes..

Le blé pour fe donner fans peine ouvrant la terre... La vigne offreit par-tout des grapes toujours pleines.

Le fujet du Lutrin n'intéreffe pas la Religion, mais la fuppofe; l'action fe paffe entre des Chanoines dans une Eglife. Boileau n'y introduit ni Mars, ni Vénus, mais la Difcorde, la Molleffe, la Volupté, la Charité. Il perfonifie nos vertus & nos vices: il perfonifie auffi l'Aurore.

L'Aurore cependant d'un jufte effroi troublée,.
Des Chanoines levés voit la troupe affemblée.

Mais ce n'eft plus cette Aurore fabuleuse qui eft ridiculement nommée par le Dante, la Concu Bina di Titon antico. L'Ariofte plus hardi que le Dante ofe nous dire que l'Aurore en fortant des Bras de fon vieux époux, dont après tant d'années elle n'eft point laffe, apperçut le difciple bien aimé de Jésus-Chrift

Lafciando gia l'Aurora il vecchio fpofo
Chancen ger lunga. eta. Mai non l'increbbe,

e

Se vide in contra ne l'ufcir del' letto
Il difcipolo di Dio tanto diletto.

Je regarde les noms des Divinités Païennes comme un langage Poëtique qui ne peut faire fur nous aucune impreffion dangereufe: mais quand ces noms offrent des images contraires les unes aux autres, le Poëte fe fait tort à lui-même dans l'u fage qu'il en fait. Si l'Auteur d'Esther, qui dans le Prologue fait dire à la Piété,

Et l'Enfer couvrant tout de fes vapeurs funébres,
Sur les yeux les plus faints a jetté fes ténébres,

eût fait fortir ces vapeurs du Stix ou de l'Ache-
ron, il eût fait la même faute que Santeuil, lorf
qu'il dit en louant M. Boffuet fur fes travaux con-
tre les Hérétiques:

Tartarea peftes rupto ex Acheronte profecta
Terribilem fenfere.

L'héréfie ne fort point de l'Acheron, mais San teuil étoit attaché à tous ces noms heureux dans les Vers. Il avoue que malgré la défense de M. Boffuet, il ne pourra jamais s'empêcher d'appeller le feu Vulcain, le froment Cérès, & la pluye Jupiter.

Ignem, Mulciberum, Cererem frumenta vocabo,

Et pluviam in terras, dum cadit unda, Jovem Si decora bac tollas, fine vi, fine, pondere carmen Lectori fello tadia mille feret.

Quand les Poëtes ne feront point d'autre cri me, on fera indulgent pour eux: tous ces noms, dans les fujets qui n'ont aucun rapport avec la Religion, peuvent être regardés comme un innocent B &

badi

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