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ARTICLE I I.

Réponse à la feconde accufation. La Poefie peus plaire fans nourrir l'efprit de Fables & de Fictions.

Comme

Omme les hommes ont autant de froideur pour la vérité que d'ardeur pour le menfonge, les Poëtes, qui pour les rendre attentifs à l'inftruc tion, non contens de les attirer par les charmes de l'Harmonie employent encore les attraits de la Fiction, ne font point condamnables quand ils ont recours à des Fictions innocentes; mais ils font encore plus eftimables quand ils fçavent plaire fans ce fecours, & la Poëfie n'en a pas befoin, puifque dans fon premier âge elle ne l'employa pas. Elle ne parla au peuple de Dieu que de la Divinité: elle en voulut auffi parler aux autres peuples; & ce fut cette union qu'elle eut avec leur Religion, qui la rendit amie des Fables, qui compofoient le corps de leur Religion. Ces Fables refpectables au peuple par leur antiquité, pou. voient paroître également refpectables aux Poëtes, qui chez des peuples infectés du menfonge, refpiroient le même air, & fe croyoient obligés de compofer des Hymnes à l'honneur de ces Dieux, dont ils trouvoient le culte établi: ils pouvoient auffi méprifer intérieurement ces Fables & ces Dieux; mais ils devoient dans leurs écrits refpecter la Religion établie: & comment les Poëtes n'auroient-ils pas fuivi le torrent, puifqu'il en-. traîna tant de graves Philofophes?

Les Divinités fabuleufes ne font donc pas forties du cerveau des Poëtes, comme on dit que Minerve fortit du cerveau de Jupiter. Quelques

unes

unes de ces Divinités font fi anciennes, qu'il eft impoffible d'en découvrir l'origine d'une maniere certaine, & nous fommes contraints d'avouër à la honte de notre Raifon, que la naiffance de l'Ido. latrie a fuivi de près celle du Monde. On adora d'abord les Aftres; le culte des Héros morts commença bien-tôt après, & l'histoire des avantures merveilleufes de ces hommes divinifés, fut un mêlange de menfonges & de vérités obfcurcies; c'eft ce mêlange que le Chancelier Bacon appelle le reste précieux d'un meilleur tems, & le fouffle agréable d'un vent éloigné qui entra tout à coup dans les flutes (1) Grecques. Ce vent éloigné ve noit de l'Egypte qui répandit les Fables dans la Gréce, où elle trouverent un climat fi favorable, que quoiqu'elles y fuffent tranfplantées, elles y prirent bientôt une nouvelle naiffance. Hérodote avoue que les Grecs reçurent des Egyptiens la connoiffance des douze grands Dieux.

La Fable, pareille à la Renommée, qui paffant de bouche en bouche, s'accroît par fes menfongs, fua per mendacia crefcit, n'eut pas' de peine à s'accroître chez un Peuple né menteur. La fus reur de faire des Dieux s'empara des hommes. Jupiter recevoit tous les jours à fa table 'quelque nouveau venu: la mer, les rivieres, les fontaines, les forêts eurent leurs Divinités: chaque arbre eut la fienne: les Mufes allerent s'affeoir fur le Parnaffe, & Apollon fe mit à leur tête. Les Poëtes ne firent que fortifier le crédit de Fables plus anciennes qu'eux, en les embelliffant de nouveaux ornemens. (2) Ils n'ont pas inventé les shofes, dit Lactance; mais aux chofes déjà faites

ils

(1) Relliquia facra, & aura tenues meliorum temporum qua in Gracorum fiftulas inciderunt.

(2) Non enim res ipfas finxerunt Poëte, fed rebus gestis addiderunt quemdam colorem. La&.

ils ant ajouté une certaine couleur. Des opinions répandues leur ont donné matière à les enrichir de fictions: ils n'ont pas inventé, par exemple, un Tartare, & des Champs Elifées; cette opinion venoit de l'Egypte: la trouvant établie, ils ont fait une defcription des Enfers; ils ont mis un Cerbere à la porte; ils y ont établi un Roi des Ombres, des Juges, des Furies, & différens fupplices: c'est ce que dit Ovide dans la douziéme Elégie du troisième Livré, & ce que j'ai dit après lui dans le II. Chant du Poëme de la Religion, pour montrer le mêlange que les Poëtes ont fait du menfonge & de la vérité.

Pluton fut leur ouvrage, & leurs mains, je l'a

voue,

Etendirent jadis Ixion fur fa roue, &c.

Héfiode qui trouva un grand nombre de Dieux honorés dans fon pays, raffembla les prétendus titres de leurs Divinités, & tâcha de débrouiller leurs obfcures généalogies. Homere embellit fon Poëme du récit de leurs avantures, & fe fervit de ces Dieux qu'il méprifoit peut-être fecrétement, & qu'il vouloit rendre méprifables comme des perfonnages allégoriques.

On fçait combien les Orientaux ont toujours aimé les Allégories, les Paraboles, & les Enigmes. Cet amour paffa comme les fauffes Divinités de l'Egypte dans la Gréce. Les Philofophes même faifoient un grand ufage de Fables allégoriques. Platon nous en a laiffé quelques unes. Les Poëtes, qu'on nommoit les Sages par excellence, & qui n'écrivoient pas pour le profa ne vulgaire, renfermoient des vérités fous des voiles. Voilà ce qui a fait dire que la Poëfie ne devoit pas être fans Fables. Les efprits éclairés pénétroient le fens mystérieux de ces Allégories, que les efprits groffiers prenoient à la lettres

Ceux qui ont voulu fi long-tems après, comme Porphire & Madame Dacier, percer ces antiques obfcurités, ont fouvent perdu leur peine; mais quoique nous ne puiffions pas toujours lever ces voiles, nous devons affez eftimer Homere pour être convaincus qu'un auffi grand génie ne s'amufoit pas à entaffer contes fur contes. Quelques unes de ces Allégories, dont la vérité morale eft claire, comme celle de Circé & celle des Sirénes, nous prouvent que toutes fes fictions font allégo riques; & lorsqu'Homere fe fervoit des Dieux de cette maniere allégorique, il faifoit entendre anx perfonnes éclairées, ce qu'il penfoit de ces Dieux.

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Les Poëtes avoient, comme les Philofophes, un peuple fuperftitieux à ménager: ils n'euffent pas ofé contredire des opinions anciennes. Mais Virgile fait affez entendre ce qu'on doit penfer de fa description des Enfers, lorfqu'il fait fortir E née de ces Enfers par la porte d'yvoire, c'eft-àdire, par celle des fonges faux, & lorfque dans le veftibule des Enfers il dépeint un orme antique, vafte retraite des fonges.

1

In medio ramos, annofaque brachia pandit

Ulmus, opaca, ingens, quam fedem fomnia vulgo Vana tenere ferunt, foliifque fub omnibus bærent.

Cet orme antique & épais eft l'image de la Re ligion Païenne, & de la Poëfie d'Homere & de Virgile. Les Songes, & les Allégories y habitent par-tout, & font cachées dans tous leurs Vers, comme dans les feuilles de cet orme, for liifque fub omnibus hærent.

Il eft donc certain que les Poëtes en racontant les avantures des Dieux, ou les racontoient comme véritables, fi quelques-uns d'eux ont été affez fimples pour penfer comme le peuple, ou s'en 11. B 3

fer

fervoient comme de voiles mystérieux, & jamais dans le deffein de remplir leurs Poëmes de menfonges. Ceux qui fans l'ornement de la Fiction mirent en Vers des fujets de Morale & de Phyfique, furent regardés comme Poëtes auffi- bien que les autres. Alcée qui n'employoit jamais de perfonnage feint, a mérité que fa Lyre fût appel. lée une Lyre d'or. Lucréce, quoiqu'il ne parle que de la Phyfique, fe vante de parcourir les fen. tiers du Parnaffe, avia Pieridum peragro loca. Virgile ne demande aux Mufes que la connoiffance (1) des fecrets de la Nature, des éclipfes, des tremblemens de terre, &c. & dans le feitin de Didon, tandis qu'il met l'amour fur les genoux de cette Reine, il fait chanter à fon Muficien, non des airs tendres, ni des Fables, (2) mais les merveil lès de l'Univers.

Virgile étoit donc perfuadé qu'un récit d'avantures fabuleufes n'étoit pas néceffaire à la Poësie, & il eft grand Poëte dans fes Géorgiques, malgré le fentiment de Caftelvetro, qui dans fon Commentaire fur la Poëtique d'Ariftote, prétend que la Phyfique ne peut être l'objet de la Poëfie, qui a été inventée, ce font fes termes, non pour inftruire, mais pour amufer les efprits graffiers de la multitude ignorante. Un homme fait peu d'hon. neur à l'art même dont il donne les préceptes, quand il en parle de cette façon: il devoit penfer que cet Ariftote dont il veut expliquer la Poëtique fonde fes préceptes fur la néceffité d'inftruire les hommes, & non fur celle de les amufer par des Fables. Mais. je,traiterai par ticuliérement cette matiere, lorfque dans la fui

(1) Me verò primum dulces ante omnia Mufa.... Accipiant, colique vias & fidera monflrent, Defectus folis varios, lunaque labores..

Unde tremor terris, &c. Georg

(2) Hiecanit errantem lunam, folifque labores, : Unde hominum genus, &c. Æn. l.

te

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