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voir. Il est vrai que la Comédie fe fentit plus longtems de la débauche où elle avoit pris naislance; mais enfin Ménandre la reconcilia avec la fageffe.

Je ferai voir dans la fuite que Pindare a donné de mauvais exemples aux Poëtes, mais il ne leur a pas du moins donné celui d'avilir la Poëfie Lyrique par des fujets indignes d'elle. Nous pouvons juger par ce qu'Horace dit de fes Odes, dont nous avons perdu une grande partie, que tous les fujets qu'il avoit traités convenoient à l'élévation de l'Ode.

La Poëfie Bucolique paroit n'avoir eu d'autre objet que l'aimufement, peut-être parce qu'elle fait parler des gens dévoués à l'oifiveté. D'ail leurs les auteurs des petits Ouvrages furent ceux qui fe donnerent le plus de licence; mais il resta toujours pour conftant que les grandes productions de l'efprit, les Poëmes Epiques & Dramatiques, devoient tous tendre au même but, c'est-àdire, à rendre les hommes meilleurs. Ariftote en a établi le précepte conforme aux exemples d'Homere, de Sophocle & d'Euripide.

Il faut avouer que ce précepte fit peu d'impreffion fur les Poëtes Latins. Les fpectacles des Romains commencerent au milieu d'une licence trèsgroffiere. Leurs Stoïciens leur difoient qu'il n'y avoit rien d'obfcéne en foi-même. Augufte faifoit lui-même des Vers très-libres, & il est étonnant que Térence & Virgile ayent été si sages dans un fiécle fi corrompu. Le reproche qu'Ovide fait à Virgile eft injufte. Virgile a dépeint l'amour comme on doit dépeindre les paffions criminelles. Didon intéreffe le lecteur, qui condamne fa faute en partageant fes larmes.

Les Poëtes Chrétiens de l'Italie méritent le reproche qu'on leur fait. Quoiqu'on ait dit du Dante, qu'il eft auffi pur pour les mœurs que

pour

pour le langage, fa Mufe chrétienne & profane n'infpire pas pour les grands fujets qu'elle traite, le refpect qu'ils doivent imprimer. Je comparerai fa plume au pinceau de Michel-Ange dans fon Tableau du Jugement dernier. Ce n'est pas ainfi que Raphaël traite les grands fujets.

L'amour fidelle & chafte de Pétrarque femble mériter qu'on lui pardonne d'en parler toujours; mais il mérite bien mieux fon pardon, par la fincérité de fon repentir: ce Poëte, honnête. homme, mais que fa tendreffe rendit malheureux, devint indifférent à tout, après la mort de Lau. re. Les honneurs que lui offroient le Pape & l'Empereur ne le toucherent point; il vécut dans la retraite, & exprima fes véritables fentimens dans ce beau Sonnet qu'on a placé à la tête des autres, dans lequel il avoue que le fruit de fes jeunes erreurs eft la honte, le repentir, & l'entiere conviction que tout ce que le monde a de charmant n'eft qu'un fonge.

Del mio vaneggiar vergogna è'l frutto
E'l pentirfi, è'l cognofcer chiaramente
Che quanto piace al monde, è breve fogno.

Pétrarque ne difoit, même en Vers, que ce qu'il penfoit.

Nos Poëtes François fe font conformés au goût d'une Nation chez laquelle la galanterie a toujours regné; ils ont chanté l'Amour. Si nous euffions eu de bons Poëtes dans le tems de nos Tournois, que de Vers de galanterie nous feroient reftés! quoiqu'ils chantent l'Amour depuis long tems, cui non dictus Hilas! le fujet eft inépuisable pour eux. Le fage Boileau lui-même a eu la foibleffe de les -autorifer par ces Vers, dont il m'a avoué que fon ami M. Arnaud lui avoit toujours fait un févere reproche.

Je

e

Je ne fuis point pourtant de ces tristes efprits
Qui banniffent l'Amour de tous chaftes écrits,
D'un fi riche ornement veulent priver la fcéne;
Traitent d'empoifonneurs, & Rodrigue, & Chi-
méne, &c.

La contagion générale n'a pas empêché le succès d'Efther & d'Atbalie: fi à ces Tragédies, ainsi qu'aux Poëfies de Boileau, on ajoute les Poëmes d'Homere & de Virgile, les Tragédies de Sophocle & d'Euripide, les Odes de Pindare, & une grande partie des Poëfies d'Horace, de même qu'une grande partie des Poëfies de Rouffeau, & les Fables de La Fontaine; ces Ouvrages dont la réputation eft fi conftamment établie, prouvent que la Poëfie peut plaire fans corrompre les

cœurs.

Je puis même avancer qu'elle n'eft jamais plus heureufe que quand elle joint l'utile à l'agréable. Sans parler du fuccès qu'ont eu parmi nous Polieute & Athalie, ni de l'eftime que les Anglois font de leur Milton, il eft certain que les Odes que Rouffeau a tirées des Pleaumes, font les Ou. vrages qui lui ont fait le plus d'honneur; & que s'il étoit poffible, en parlant des Poëtes utiles aux mœurs, de nommer Moliere, on pourroit dire que fes deux plus fages Comédies, les Femmes fçavantes, & le Mifanthrope, font fes plus parfaites. Ceux qui condamnent la Poëfie en général, comme pernicieufe, font donc auffi injuftes, que s'ils condamnoient la Peinture, à caufe de l'abus que tant de peintres en ont fait.

Cette comparaifon fournit quelquefois des armes aux ennemis de la Poëfie. "Les tableaux de dévotion, difent-ils, plaifent à tous ceux ,, qui aiment la peinture, & qui s'y connoiffent;

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mais les Vers de dévotion ennuyent jufqu'aux a»mateurs de la Poëfie. Pour admirer le tableau

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de la Transfiguration, peint par Raphaël, il n'eft pas néceffaire d'être Chrétien, il fuffit d'ê. tre homme; il n'en eft pas de même d'une Poësie Chrétienne. Toute Poëfie qui n'excite ,, pas nos paflions, nous paroît froide.

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Ceux qui parlent ainfi ne font pas attention que le plaifir de la Poëfie,comme celui de la Peinture, eft produit en nous par l'imitation, & que tout ce qui eft bien imité nous plaît. La Tragédie d'Athalie attache, & intéreffe ceux fur qui les vé. rités de la Religion ne font aucune impreffion, de même qu'un beau tableau fur un fujet faint attache les yeux d'un homme très-indifférent au fujet. Quand un voluptueux admire la pudeur peinte fur le vifage de la fainte Vierge par Raphaël, ce n'eft pas de la pudeur dont il eft touché, il admire la vérité de l'imitation; & par cette raison il préfere ce tableau à d'autres tableaux dont les fujets font conformes aux inclinations de fon cœur, lorfqu'ils ne font pas peints par d'habiles Maîtres, parce qu'alors l'imitation ne s'y trouve pas.

I

Il en eft de même de la Poëfie. Le Lecteur le plus voluptueux s'ennuye en lifant la defcrip tion du Jardin de Vénus faite par le Marini; par'ce qu'au-lieu de la vérité, il n'y trouve que le faux; & ce même homme ne fe laffera point de lire la defcription du Paradis terreftre, faite par Milton, parce que cette defcription lui paroît vraie. Heinfius a fi bien imité dans les Vers fuivans, les deux mouvemens contraires qui agi. toient en même tems la fainte Vierge, à la vue de fon divin Enfant, que Balzac a eu raifon de dire que Raphaël, ni Michel-Ange n'avoient ja. mais peint une fi belle Nativité, & que la pein ture parlante l'emportoit fur la muëtte.

Оси

Oculofque, nunc buc pavida, nunc illuc jacit,
Interque matrem Virginemque bærent adbuc
Sufpenfa matris gaudia, & trepidus pudor.
Videt micantes igne cælefti genas
Suique fimiles.... ille complexum petens
Ete pudico dulce fubridens finu
Matrem fatetur: illa non nollet quidem
Et effe fentit; cafta fed pietas tenet,
Totiefque matrem fanita virginitas fubit,
Quoties amori vela permifit fuo, &c.

Les exemples de beaux Vers fur des fujets faints font plus rares que les beaux tableaux fur de pareils fujets, parce que les Poëtes n'ont ordinai rement fait des Vers Chrétiens, qu'après avoir épuifé leur feu dans des fujets très-différens; au lieu que les grands génies qui reffufciterent la peinture en Italie, confacrerent leurs talens à des fujets de piété pour la décoration des Eglifes, & pour contenter les Papes dont ils attendoient leur récompenfe. La Poëfie peut traiter les mêmes fujets avec fuccès. Le Paradis perdu en eft un exemple. On peut reprocher de grands défauts à Milton, mais on n'a rien à lui reprocher fur les mœurs: il a tâché de rendre au Poëme Epique cette majesté que le Taffe n'a pas affez refpectée. Si la peinture de la tendreffe fe trouve dans Mil ton, c'eft celle de la tendreffe conjugale dans l'é tat d'innocence. Si l'on y trouve auffi la peinture, de nos affreuses paffions, de l'orgueil, de la ven geance, de la colere, elles y font dépeintes dans les auteurs mêmes de ces paffions, dans ces malheureux efprits qui les allument en nous; & cette peinture ne peut que nous en infpirer l'horreur.

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