Page images
PDF
EPUB

N'arrête de nos voix l'accord mélodieux:

Tout rempli de nos chants il poursuit fon voyage.
Rien ne nous eft caché: nous fçavons quel courage
A fignalé des Grecs tant de combats divers,
Et par l'ordre des Dieux tous les maux qu'ont
foufferts,

Ces illuftres vainqueurs, par qui Troie eft en cendre.

C'eft de nous qu'on apprend tout ce qu'on veut apprendre,

Et l'Univers n'a rien qui foit fecret pour nous: Sur cette heureufe rive, Ulyffe arrêtez vous.

Il n'étoit pas néceffaire, dit encore Scaliger, qu'U. lyffe fe fit lier au mât de fon vaisseau, de peur d'e tre attiré par les charmes d'une pareille chanfon (1), qui ne contient rien que de commun & de frivole, & ne feroit pas même capable de faire danser mon cuifinier.

Ciceron qui avoit traduit ces Vers en Vers Latins, n'étoit pas fi difficile que le cuifinier de Scaliger, & il y admiroit l'art d'Homere. Il pouvoit faire chanter par les Sirénes des Vers plus magnifiques, & des paroles plus voluptueufes, comme le Taffe dans une fiction pareille en fait chanter devant Renaud; mais ce n'eft point par de pareils chants qu'on doit attaquer un homme tel qu'Ulyffe. On le tente par l'efpérance de la fcience. Les Sirénes qui l'appellent d'abord par fon nom, lui font voir que rien ne leur eft caché. Tout ce qu'elles chantent eft fimple, mais tout y eft féduifant pour Ulyffe, & la fimplicité de ces Vers en fait la beauté.

Je ne puis mieux prouver combien le Vrai fimple, annobli par les circonftances, eft heureusement placé dans les plus grands sujets, qu'en rap. por.

(1) Sententia vulgares, & futiles, qua, opinor, ne catum quidem meum, moverent ad çberees, Scalig. Poët,

portant cet endroit où Milton dépeint Eve fe contemplant dans un ruiffeau. Qu'un enfant en s'y contemplant foit effrayé d'y voir fon image, fa frayeur nous fera rire: celle d'Eve eft également puérile; mais elle ne nous le paroît point, à caufe de ce premier moment dans lequel Eve fe trouve: elle ne fe connoît pas encore, & la curiofité qui la porte à s'aller confiderer dans l'eau eft auffi naturelle que fa frayeur, qu'elleraconte ainfi à Adam:

Je me rappelle encor l'inftant où la lumiere
Pour la premiere fois vint frapper ma paupiere,
Et fit ouvrir mes yeux éblouïs de fes traits.
Aux bords d'un bois charmant, fous un ombrage
frais,

Sur un tapis de fleurs mollement étendue,
Ce fut fur moi d'abord que je jettai la vue.
Quel trouble me faifit! quels penfers font les miens!
J'ignore qui je fuis, je fuis, d'où je viens.
D'une grotte voifine un bruit fe fait entendre:
J'apperçois fur la plaine une onde fe répandre,`
Sa tranquille furface eft fi belle à mes yeux,
Que j'y crois retrouver la pureté des Cieux.
Je cours l'examiner; fur elle je m'incline;
Une image fur moi fe baiffe & m'examine.
Je treffaille & recule: à l'instant je la voi
S'effrayer, treffaillir, reculer comme moi.
Lorsqu'un charme inconnu me ramène vers elle,
Vers moi ce même charme auffi-tôt la rappelle,
Et d'une égale ardeur dans les mêmes momens,
Toutes deux nous fentons les mêmes mouvemens.

J'ai fait voir jufqu'à préfent que le Vrai idéal, qui embellit la nature, non en lui prêtant des or nemens qu'elle n'a pas, mais en réüniffant des ornemens qui fe trouvent difperfés fur elle, doit fe trouver dans la Poësie qui imite les plus pe tits objets, & que le Vrai fimple ne plaît feul

dans

dans les grands fujets, que quand il eft annobli par les circonftances. Je vais faire voir maintenant que ces deux Vrais font inféparables dans toute Poëfie, & que celle qui préfente les plus grands objets, doit dans toutes fes imitations avoir le Vrai fimple pour fondement.

ARTICLE II.

Le Vrai fimple eft le fondement de l'imitation dans les plus grands fujets.

E Peintre qui copie la Nature avec choix & intelligence, & qui fçait de plufieurs bel les parties compofer un tout parfait, eft celui qui excelle dans fon art. Celui qui ne fçait que copier fidélement la Nature, & qui même en repréfentant un grand fujet, ne s'élève pas audeffus du Vrai fimple, peut cependant s'acqué. rir un nom, comme le Caravage, & faire des Ouvrages eftimés; parce que s'il n'a pas atteint la perfection de fon art il en a atteint la fin principale, qui eft l'imitation exacte de la Nature. Si en repréfentant Céfar, il n'a pas été as fez habile pour nous en faire connoître l'intérieur, il n'a point fait tout ce que peut la Peinture; mais s'il en a parfaitement représenté l'extérieur, quoique cet extérieur n'ait rien d'extraordinaire, il a parfaitement imité la Nature, ce qui eft la fin principale de fon art.

Il n'en eft pas de même du Poëte. C'est l'intérieur de Céfar qu'il nous doit découvrir: c'est l'âme d'un héros qu'il doit nous repréfenter; mais ce héros eft un homme: ainfi c'est toujours la Nature qu'il doit imiter, en formant fon Vrai Tome V.

[ocr errors]

idéal

idéal fur le Vrai fimple, qui, en Poësie comme en Profe, eft le fondement de l'imitation. Un exemple éclaircira ce que je viens de dire.

Céfar dans un vaiffeau prêt à périr par la tempête, doit, parce qu'il eft homme, craindre le péril; mais un héros ne le craint pas, par le même motif que le craint un homme ordinaire. Quand Ulyffe eft dans les horreurs de l'orage, les forces l'abandonnent, fon cœur fe glace, il envie le bonheur de ceux qui font morts fous les murs de Troïe. Enée dans le même danger, a les mêmes craintes. Ex templo Æneæ folvuntur frigore membra, Ingemit, &c. Ce n'eft point la mort que craignent ces héros, mais une mort fans gloire, & un péril contre lequel la valeur devient inutile: voilà le Vrai idéal, dont le Vrai fimple eft le fondement. Mais Lucain, qui fe fait une fauffe idée de grandeur, oublie le Vrai fimple, lorfqu'il dit que Céfar battu par la tempête eft enfin content, parce qu'il a trouvé un péril digne de Céfar: il croit glorieux pour lui, que les Dieux qui veulent fa perte, arment la fureur d'une mer fi vafte, contre un mortel affis dans une petite barque.

Credit jam digna pericula Cefar

Fatis effe fuis, tantufque evertere, dixit,
Me fuperis labor est, parvd quem puppe fedentem
Tam magno petiere mari.

C'eft par une idée de grandeur également fausfe, que Claudien racontant l'enlèvement de Proferpine, lui met dans la bouche des paroles auffi peu convenables à fon âge qu'au péril dans le quel elle fe trouve. (1) Quel crime, dit-elle, ai je commis? je n'ai point pris parti contre les Dieux

(1) De raptu Prof, 1.2. v. 250.

dans

dans la guerre des Géans: je n'ai point entassé Offa
fur Olympe.

Non ego cum rapido fæviret pblægra tumultu
Signa Diis adverfa tuli, non robore noftro
Olja pruinofum venit glacialis Olympum, &c.

Elle fonge enfin (ce qu'elle devoit faire dès le premier moment) à appeller fa mere à fon fecours; & comme elle ignore où elle eft, elle l'appelle dans tous les pays où elle peut-être, & fait de ces pays une énumération auffi inutile qu'ampoulée.

Mater, Iò, feu Phrygiis in vallibus Ide
Mygdonio buxus circumfonat borrida cantu;
Seu te fanguineis ululantia Dyndima Gallis, &c.

Ovide, en racontant le même événement, dé peint la fimplicité d'une jeune fille, qui après avoir jetté des cris vers fa mere & fes compagnes, s'occupe dans un fi grand péril d'une bagatelle, & fonge aux fleurs qu'a fait tomber de fon fein la violence de fon raviffeur.

Dea territa, masto

Et matrem, & comites, fed matrem fæpius ore
Clamat; & ut fummâ veftem laniarat ab ord
Collecti flores tunicis cecidere remiffis:
Tantaque fimplicitas puerilibus adfuit annis,
Hæc quoque virgineum movit jactura pudorem.

La comparaifon de deux tableaux fi différens fur le même fujet, fait distinguer le Poëte qui connoît le Vrai fimple, de celui qui n'en a aucune idée.

Ovide n'a pas toujours été fi fidéle à copier la Nature. Il prend fouvent pour elle tout ce que

1

« PreviousContinue »