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grandeur Romaine, a fait fouvent fes figures plus grandes que le naturel. Les difcours de Cornélie à Céfar nous paroiffent trop durs: pourquoi, tandis qu'il lui parle avec tant d'esftime le menacer des ennemis qu'elle va fou lever contre lui, qui fuivront au combat des urnes au lieu d'aigles?

Lorfqu'on reprochoit à Corneille ces endroits fi peu conformes à nos mœurs, Saint Evremond pour le défendre, prenoit parti contre toute la nation, en difant: Un des grands défauts de notre nation, eft de ramener tout à elle, jusqu'à nommer étrangers dans leur propre pays, ceux qui n'ont point Jon air fes manieres. On nous reproche justement de n'eftimer les chofes que par le rapport qu'elles ont avec nous. Corneille en a fait une injufte & facbeufe expérience dans fa Sopbonisbe. Ce n'eft pas la nation qu'il faut condamner, mais le Poëte qui travaille pour lui plaire. Le caractere de Sophonisbe ne peut nous être agréable. Les loix de Rome qui permettoient que la captivité rompit le mariage, font trop contraires aux nôtres, pour que nous puiffions, par attention à ces loix, eftimer une Princeffe qui dans le moment que fon mari eft fait prisonnier, époufe un autre homme. Sa haine pour Rome ne la juftifie pas à nos yeux; mais nous admirons la fermeté de cette même Sophonisbe, quand elle fe difpofe à mourir; & quoique fa fermeté foit bien différente de ceux de Monime, les deux Poëtes ont également réüssi à bien peindre la nature.

Ces deux Princesses se trouvent dans la même circonftance. On leur apporte du poifon de la part de leur époux. Monime ennuyée de l'efclavage, & dégoûtée de la vie, après la perte de Xipharès qu'elle croit mort, répond à celui qui lui préfente le poifon:

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Ah! quel comble de joie!

Allez, dites Arbate, au Roi qui vous envoie, Que de tous les préfens que m'a fait fa bonté, Je reçois le plus cher & le plus fouhaité.

Cette maniere de recevoir l'ordre de mourir, convient, fuivant nos mœurs, à Monime; mais une pareille obéiffance ne feroit pas vraisembla ble dans Sophonisbe, fille d'Afdrubal, ennemie de Rome, long-tems Reine, indignée contre deux époux, dont l'un eft prifonnier des Romains, l'autre eft leur lâche courtifan, & qui eft dans ce moment, comme la fameufe Cléopatre, deliberatá morte ferocior. Elle répond à celui qui lui préfente le poifon de la part de Mafiniffa:

Allez, & dites-lui que je m'apprête à vivre
En faveur du triomphe, à deffein de l'y fuivre....
On y verra marcher, ce qu'on n'a jamais vu,
La femme du vainqueur à côté du vaincu.

Ces paroles ne font que des menaces qu'elle ne veut pas exécuter. Un moment après elle s'empoifonne, non par obéiffance, mais pour éviter ce triomphe, où elle fembloit vouloir aller dans le deffein de fe venger de deux indignes maris. Fai da y aller, dit-elle:

J'ai dû livrer leur femme à cette ignominie:
C'est ce que méritoit leur amour conjugal;
Mais j'en ai dû fauver la fille d'Afdrubal.
Leur foibleffe aujourd'hui de tous deux me dégage,
Et n'étant plus à moi, je meurs toute à Carthage.

Dans ces deux peintures, quoique fi différen. tes, les deux Poëtes font également imitateurs de la nature; mais l'un préfente un perfonna

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ge connu, l'autre un perfonnage qui ne l'eft pas.

Le Poëte eft le maître de donner les caracteres qu'il veut aux perfonnages qui ne font pas connus; mais il doit fçavoir foutenir les carac teres dont il eft l'inventeur. Celui du grand Prêtre dans Athalie, eft le plus éclatant caractere que jamais Poëte ait inventé, & il n'a pu en trouver l'idée dans les Poëtes anciens. Ce n'eft pas feulement le caractere d'un homme intrépide autant que la nature humaine peut l'être, mais d'un homme que fa confiance en Dieu rend intré pide. Il eft plein de courage, parce qu'il eft plein de foi, & c'eft par fa foi qu'il entreprend

exécute le plus grand des projets. Il s'agit de faire reconnoître à tout un peuple fon Roi légitime qu'il croit mort, de le remettre fur le trône & d'en renverser une Reine fuper be, que le fuccès de fes armes rend puiffante Un Prêtre feul conduit tout le projet. Il n'a point d'armée pour foutien; mais fa force et au Dieu dont l'intérêt le guide. C'est lui qui ranime la foi chancelante d'Abner & de Jofabet. Il garde fon secret à Abner jusqu'au dernier moment. Rien ne le décourage, ni la fureur d'Athalie contre lui, ni les foupçons de cette Reine fur Joas, ni la timidité de Jofabet, ni la lacheté du Peuple Juif, que la feule préfence d'Athalie fait fuir, comme un troupeau difperfé. Quand il apprend cette nouvelle, il fe contente de dire:

Peuple lâche en effet, & né pour l'esclavage, Hardi contre Dieu feul.... pourfuivons notre ou vrage.

Il le pourfuit en effet, quoiqu'il ne voie de fon côté que des enfans & des Prêtres; & c'eft alors qu'il dit à Dieu dans un tranfport de foi: H 3

Voila

Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta que

relle,

Des Prêtres, des enfans!

Quand il apprend qu'Abner eft dans les fers, & qu'à cette nouvelle Jofabet perd toute efpérance, il lui reproche fon peu de foi, & lui rap. pelle Abraham qui mit fur un bucher fon fils unique. Lorfqu'Athalie entre dans le temple, entourée de foldats, il paroît devant elle avec tranquillité, tire le rideau qui couvre Joas, & fait obferver toutes les marques qui prouvent que cet enfant eft Joas: dans toutes les actions & dans toutes fes paroles, on reconnoît toujours celui qui a dit au commencement de la Piéce: Je crains Dieu, cher Abner, & n'ai point d'autre crainte.

Lorfqu'en lifant une Piéce où un pareil carac tere eft fi bien rendu on penfe que l'Auteur devoit être rempli de la crainte de Dieu, & pénétré de la grandeur de la Religion; on ne fe trompe pas. On ne doit point juger toujours des mœurs d'un Auteur par les Ecrits, mais on peut juger toujours des qualités de fon cœur. On reconnoît le caractere du Poëte dans la maniere dont il peint ceux des autres. Cette réflexion me vient ici fi naturellement, que je crois devoir finir par elle tout ce que je viens de dire fur les mœurs & fur les caracteres; & je m'y arrête avec d'autant plus de plaifir, qu'elle me fournit une occafion de faire l'éloge de quelques Poëtes, qui aux talens de l'efprit ont joint les vertus du cœur.

Je ne prétends pas parler ici de ce défaut que Boileau reprend par ces Vers:

Souvent, fans y penfer, un Ecrivain qui s'aime Forme tous fes héros femblables à foi-même,

Les

Les Ecrivains médiocres tombent dans ce dé faut, parce qu'ils ne fçavent pas imiter. Je ne mets pas au nombre de ceux qui font connoftre leur âme par leurs Ouvrages, ceux qui parlent fouvent d'eux-mêmes. Ils font certainement connoître leur vanité. Quelquefois des Peintres, en compofant un Tableau hiftorique, donnent leur reffemblance à une de leurs figures. Raphaël s'eft peint lui-même dans un de fes tableaux, fans qu'on puiffe lui faire un reproche de vanité: faire ainfi fon portrait, c'eft mettre fon nom à fon Ouvrage. Ce que ces Peintres font à deffein, tout Poëte le fait fans le vouloir : il fe peint toujours lui-même dans fes Ouvrages, & fouvent lorfqu'il y penfe le moins. Je ne m'arrêterai point à ceux dont les portraits n'offrent rien de beau Je ne veux troubler aucune cendre.

On peut s'ennuyer en lifant Pétrarque: un fi grand nombre de Sonnets fur le même fujet peut fatiguer; mais on ne peut jamais ne point estimer le caractere de Pétrarque, parce qu'on reconnotɛ toujours un Poëte dont les mœurs étoient douces, & le cœur admirable. De même qu'en lifant La Fontaine on eft enchanté de fes Vers malgré leurs négligences, on aime toujours l'Auteur malgré tous fes défauts qu'on reconnoît fans peine. Quand fon caractere ne me feroit pas connu par le rapport de plufieurs perfonnes qui avoient vécu avec lui, je le: trouverois dans fes Ouvrages, non feulement dans les endroits où il parle de lui-même, mais dans les réflexions qui lui échappent à tout moment. Il n'eft pas nécèsfaire qu'il me dife, ni l'or ni la grandeur ne nous rendent beureux, je trouve par tout des traits qui me prouvent fon indifférence pour l'argent, com me dans la Fable du Théfaurifeur & du Singe lorsqu'après avoir dépeint un homme qui passe

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les

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