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Que j'acceptois l'époux que vous m'aviez promis, Je fçaurai, s'il le faut, victime obéïffante,

Tendre au fer de Calchas une tête innocente.

L'Iphigénie d'Euripide parle d'une maniere bien différente.

La vie eft le feul bien qui nous puiffe attacher: Peut-on vanter la mort qui vient nous l'arracher? Elle est toujours affreufe, & la plus honorable Ne vaut pas une vie obfcure & méprisable.

Lorf

Ce ftyle eft bien contraire au nôtre. qu'Alcefte dans Euripide repréfente à fon mari ce qu'elle facrifie pour lui, & qu'elle lui en demande la récompenfe: Elle ne fera pas égale, ditelle quel bienfait peut égaler le facrifice de la vie? Sophocle n'a point cru que les plaintes d'Antigone aux approches de la mort fuffent indignes du courage avec lequel elle s'y étoit expofée. Les gémiflemens d'Hippolyte mourant, qui ne le des honoreroient pas fur le Théatre d'Athénes, le deshonoreroíent fur le nôtre: & que penferions-nous d'un de nos Officiers, qui en quittant le fervice pour quelque mécontentement, donneroit de fa retraite la même raifon qu'Achille donne de la fienne dans Homere, Iliade 9. quand il dit qu'il ne veut plus pour l'amour des Grecs retourner aucombat, parce que la vie eft d'un prix inestimable; qu'on peut acquérir tous les autres biens, mais que l'âme auffi-tôt qu'elle eft envolée, ne revient plus? J'avoue que dans le moment la colere le faifoit parler, & qu'il parut dans la fuite avoir oublié ces fentimens; mais il les reprit dans les Enfers, où bien différent d'un de nos Rois (1), qui aimoit mieux mourir Roi, que vivre prifonnier

(1) Charles IX.

il répondit à Ulyffe qui le félicitoit de ce qu'a. près une vie fi glorieuse, il avoit dans les Enfers l'honneur de commander aux morts:

J'aimerois mieux cent fois, chargé de fers pefans,
Obéïr fur la Terre aux plus vils artifans,
Que Roi de tous les morts jouïr dans ces lieux
fombres,

Du chimérique honneur de commander aux om

bres.

Ody Jée 14.

On ne connoit le prix des chofes que quand on les a perdues: Achille avoit facrifié fa vie à l'opinion des hommes; après fa mort il reconnoît fa folie. Peut être Homere eût- il mieux fait de ne point mettre dans la bouche d'un héros fi fameux, un fentiment, qui, quoique vrai, est dan. gereux pour le commun des hommes, comme Platon l'a remarqué; mais il vaut mieux encore fuivre, comme Homere, la nature jusques dans fes foibleffes, que de s'écarter d'elle trop loin, en cherchant un merveilleux qui lui eft contraire, comme Corneille, quand il dit que Pompée dans le moment même qu'il eft percé de coups par des affaffins,

Immobile à leurs coups, en lui-même rappelle Ce qu'eut de beau fa vie, & ee qu'on dira d'elle, Et croit la trahifon que le Roi leur prefcrit, Trop au deffous de lui pour y prêter l'esprit.

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Le plus grand-homme n'eft point indifférent à un pareil moment, il ne croit pas qu'il foit audeffous de lui d'y penfer: & Voiture, quoiqu'en badinant, difoit la vérité. au grand Condé, malade de la fiévre:

Mon

Monfeigneur, en ce trifte état
Avouëz que le cœur vous bat,

Comme il fait à tant que nous fommes,
Et que vous autres demi-Dieux,
Quand la mort vient fermer vos yeux,
Avez peur comme d'autres hommes.

Il me feroit aifé de montrer par plufieurs pasfages de l'Ecriture fainte, qu'elle exprime auffi naïvement que les anciens Poëtes Grecs, cette crainte de la mort fi naturelle à tous les hommes. Pour s'en convaincre, il fuffit de lire le Cantique d'Ezéchias : il le prononça après fa guérifon; mais dans le moment que le Prophéte lui annonce qu'il mourra de cette maladie, l'Ecriture fainte repréfente ce Roi, qui tourne le vifage du côté de la muraille, fait une courte priere, & répand beaucoup de larmes, & flevit Ezecbias fletu magno. IS. XXXVIII.

Les Anciens ne croyoient pas devoir, comme nous, déguifer des fentimens, qu'intérieurement nous avons comme eux. Je n'examine point s'ils avoient raifon d'être fur ce point plus finceres que nous, & fi leurs mœurs plus conformes à la nature que les nôtres, font plus eftimables; j'ai voulu feulement prouver que ceux qui méprisent les Poëtes anciens, où ces mœurs font dépeintes 2 ont tort, puifque les Poëtes imitent les: mœurs de leur tems, & que par conféquent, quand même nos mœurs ne feroient pas meilleu res en elles-mêmes, il fuffit qu'elles foient les nôtres, pour que les Poëtes qui travaillent pour nous plaire, rapprochent de nous les héros de l'Antiquité, fans leur ôter néanmoins les traits caractéristiques qui font leur reffemblance. Achille eft violent, Agamemnon eft fier; voilà leurs traits caractéristiques: le Poëte François leur conferve ces traits dans fa Tragédie d'Iphigénie. Ils fe querellent,

rellent, mais non plus comme du tems d'Homere: Achille ne fe fert point de ces termes dont la dureté offenferoit nos oreilles; & comme une pareille difpute, quoique moins vive, doit nous faire attendre entre deux guerriers les voies de fait, Achille femble les annoncer par ce Vers: Voilà par quel chemin vos coups doivent paffer.

Notre Iphigénie eft prête à rendre à fon pere tout le fang qu'elle a reçu de lui; mais fa vertu, ni fon courage, ne l'empêchent pas de donner à la nature ce qu'elle lui doit.

Peut-être affez d'honneurs accompagnoient ma vie, Pour ne pas fouhaiter qu'elle me fût ravie, &c.

Si elle fait quelques tentatives pour détourner le coup qui la menace, ce n'eft point par la crainte de ce coup, c'est pour fa mere & pour Achille.

Pardonnez aux efforts que je viens de tenter, Pour prévenir les pleurs que je leur vais couter.

C'est ainsi qu'on rapproche les mœurs ancien nes des nôtres, & qu'on accorde avec la nature nos idées de grandeur d'âme.

Corneille a été fouvent un peintre trop exact des mœurs de l'Antiquité. La fcéne dans Serto rius, entre Pompée & Ariftie, eft admirable pour un homme qui fçait fe tranfporter au tems de Pompée; mais elle ne paroît pas vraisemblable au plus grand nombre des fpectateurs, qui ne peu vent comprendre qu'un mari dife à fa femme:

Non, ne vous jettez point, Madame, en d'autres

bras: Plaignez-vous, haïffez ; mais ne vous donnez pas, Demeurez en état d'être toujours ma femme.

Pom

Pompée pour prouver à fon ancienne épouse, que la nouvelle qu'il vient de prendre, refte toujours attachée à fon premier époux, s'exprime

ainfi:

Elle porte en fes flancs un fruit de cet amour,

Que bientôt chez moi-même elle va mettre au jour.

Elle paroît ma femme, & n'en a que le nom.

A ces paroles, qui étonnent un spectateur peu inftruit des inours Romaines, Ariftie fait cette réponse non moins étonnante pour lui:

Rendez-le moi, Seigneur, ce grand nom que je porte,

Et que fur mon tombeau ce grand titre gravé,
Prouve à tout l'avenir que je l'ai conservé.
J'en fais toute ma gloire & toutes mes délices;
Un moment de fa perte a pour moi des fupplices:
Vengez-moi de Sylla qui me l'ôte aujourd'hui,
Ou fouffrez qu'on me venge & de vous & de lui.
Qu'un autre hymen me rende un titre qui l'égale;
Qu'il me reléve autant que Sylla me ravale,

Non que je puiffe aimer aucun autre que vous;
Mais pour venger ma gloire il me faut un époux.

Pour fentir la beauté de cette réponse, il fau droit prefque être un ancien Romain. Le tableau eft reffemblant, mais il l'eft trop. Il eft des occasions où une reffemblance trop exacte ne convient pas, comme je le ferai voir encore, en parlant des caracteres.

Pourquoi les Poëtes feroient-ils obligés de nous représenter exactement les mœurs antiques, puifque même ils ne peuvent nous représenter celles de nos ayeux telles qu'elles ont été. Trois ou quatre fiécles de différence nous les feroient

pa

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