Page images
PDF
EPUB

roître les Héros des nations contemporaines; & fi la critique de ceux qui n'ont pas cru trouver dans Bajazet les mœurs Turques, étoit une critique jufte, la Piéce feroit défectueufe. La diftance des lieux ne donne pas la même liberté que la diftance des tems. Il est aisé d'en rendre rai fon. C'eft la lecture qui nous apprend les mœurs des Grecs & des Romains. Les Sçavans connoiffent la différence de ces mœurs aux nôtres; mais elle n'est pas connue du commun des hommes, pour qui les Poëtes écrivent. Un Sçavant peut trouver à redire qu'Achille fur le théatre foit ha billé comme Augufte & Mithridate. Il fçait que ces trois Princes étoient habillés différemment: mais le peuple qui l'ignore n'eft pas même choqué de leur voir à tous trois des perruques & des cha peaux, au-lieu qu'il feroit choqué d'en voir fur la tête des Turcs; parce que fans avoir été à Conf tantinople, nous avons converfé avec des gens qui y ont été, ou nous avons vu des Turcs par. mi nous: ainfi on ne les fait point paroître fur le théatre fans des robes longues & des turbans; & le Poëte doit obferver leurs mœurs, comme l'Ac teur prend leurs habillemens.

C'est encore par l'ignorance des ufages anciens, que nous ne sommes point choqués de voir fur notre théatre Achille feul avec Iphigénie. Dans Euripide, fi-tôt qu'il voit Clytemnestre, il s'écrie, O loix de la pudeur! & veut fe retirer. Suivant nos mœurs, la bienféance ne défend pas à des Princeffes de s'entretenir feules avec des hommes; mais nous fçavons que les loix de la Turquie les en empêchent, & dès le fecond Vers de Bajazet la furprise d'Ofmin qu'on laiffe entrer dans le Ser rail, & qui demande :

Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux, Dont l'afpect étoit même interdit à nos yeux?

pré

prévient la furprise du Spectateur, qui en apprend la raifon par la réponse d'Acomat. De-même que l'Auteur de cette Tragédie n'auroit pu vio. ler les ufages d'une nation fi connue fans nous révolter, il n'auroit pu, fans nous choquer, en violer les mœurs communes; & les fentimens tendres répandus dans la Piéce ne font pas contraires à ces mœurs, puifque nous fçavons que les intrigues de l'amour & de la politique regnent dans le Serrail, & que les Sultanes n'oublient aucun artifice pour gagner le cœur de leur mattre. Roxane & Attalide peuvent donc employer les mêmes artifices, & exprimer leurs fentimens avec une délicateffe pareille à la nôtre. Le caractere du grand Vifir n'a rien de contraire aux mœurs de fon pays. Bajazet qui eft encore jeune, n'ett jamais forti du Serrail, & en viole les rigoureuses loix quand il parle à des femmes : pourquoi ne veut-on pas qu'un amour que la nature infpire, & que la contrainte augmente, s'explique à Conftantinople comme à Paris ? C'est un préjugé de l'enfance qui nous fait croire qu'un Turc eft toujours barbare, & qu'un hommie ne peut parler avec tendreffe, quand il a le turban fur la tête. Ce même Bajazet ne dément pas les mœurs de fa patrie, quand il répond à Roxane, qui lui offre fa grace, Je ne l'accepterois que pour vous en punir.

(a) Ce que je vais dire fur les changemens que les tems apportent à nos mœurs, fervira de réponse à ceux qui méprifent Homere, parce qu'ils y trouvent des Héros & des Princeffes fai fant des fonctions que nous abandonnons aujourd'hui à nos domestiques, & en même tems je ferai voir que nos Poëtes ont raifon de rapprocher les mœurs anciennes des nôtres.

(a) Mœurs des Tems.

G 7

TAYLUG

Je

Je n'examine point fi les anciennes font plus eftimables, fi leur fimplicité eft l'effet de la gros fiéreté du genre-humain dans l'enfance du Monde, ou le reste précieux de fa premiere innocence. Les hommes ont eu de tout tems les mêmes pas fions; mais les mœurs fur certains points ont changé, parce que nos idées fur l'honneur & fur la grandeur d'âme n'ont pas toujours été les mêmes: l'orgueil a cependant toujours été le même, l'amour des hommes pour la vie n'a point changé; mais les hommes peuvent dans un tems déguifer certains fentimens,qu'ils n'ont pas cru dans un autre tems devoir cacher. Nous ettimons pos mœurs plus que les anciennes, & nous le devons; mais cette eftime fi naturelle ne nous doit pas faire méprifer les autres fans examen.

Suppofons, par exemple, que Thémistocle, qu'on n'accufera pas d'avoir évité la mort par poltronnerie, paroiffe tout à coup parini nous, ,& que quelqu'un de nous lui foutienne qu'il eft un lâche, un homme deshonoré, & indigne de fer vir l'Etat, parce qu'il n'a pas tiré raison d'Eury biade qui l'a deshonoré publiquement, en levant un bâton fur lui; qu'on le méne enfuite à la représentation du Cid pour lui faire remarquer ce paroles:

Ce n'eft que dans le fang qu'on lave un tel outrage? Meurs ou tue.

Thémistocle, étonné d'une maxime qui lui eft inconnue, apprend qu'elle est très-connue de la nation dans laquelle il fe trouve; qu'on la met en pratique, non feulement pour une canne le vée, ou pour un foufflet, mais pour un mot, & pour un gefte; que cette fureur de s'entr'égor ger, à peine rallentie par les Ordonnances de nos derniers Rois, étoit bien plus commune autre

fois lorfqu'on faifoit l'honneur à fes amis de les affocier à de pareils combats, & que le Roi meme en étoit fpectateur. Il s'entend dire en mê me-tems qu'il a vécu dans un fiécle groffier, que le tems a adouci la férocité des hommes, & qu'il fe trouve dans une nation que la douceur & la politeffe rendent fameufe. Croyons-nous que cet Athénien en feroit fi convaincu? Il regretteroit peut être ces tems groffiers, où les hommes intrépides à la guerre, n'expliquoient entre eux leurs différends que par des injures,& réfervoient leur courage pour le fervice de la patrie.

Achille dans Homere, non content d'avoir ap pellé Agamemnon infolent, impudent, bomme qui a les yeux d'un chien, & le cœur d'un cerf, Rot qui dévore fon peuple, ofe lui dire encore qu'il eft idebe jufqu'au point de n'ofer paroître au combat, parce qu'il croit voir toujours la mort à fes côtés. Après de pareilles injures, on fe léve, chacun se retire, & l'on ne fonge point à veiller pour empêcher entre ces deux Princes les voies de fait, parce qu'alors on ne les connoiffoit pas, quelque brave qu'on fût contre les ennemis.

Dans l'Andromaque d'Euripide, Pélée, après avoir menacé Ménélas de le frapper, & lui avoir rappellé toutes les infidélités de fa femme, lui reproche d'être le feul qui foit revenu fans blef. fure du fiége de Troye. Ménélas écoute tranquillement ces paroles, & chargé d'outrages, fort fans colere. Il femble qu'alors les injures ne deshonoraffent que celui qui fe livroit à fon emportement. Ainfi la fcéne entre Phaéton & Epaphus, dans l'Opera de Phaeton, quoiqu'elle ne foit pas vraisemblable dans nos mœurs, eft vraie dans les mœurs de l'Antiquité, ce qui ne juftifie pas Quinaut.

Nous avons encore placé une espéce de gran. deur d'âme à témoigner dans nos difcours un mé

pris

pris pour la vie, que les Anciens ne témoignoient pas de-même. La mort n'a pas été moins cruelle dans un tems que dans l'autre; mais une maniere de penfer qui nous ett particuliere, & qui l'eft peut-être encore plus aux Anglois, nous rend aujourd'hui moins finceres que les Anciens fur une crainte fi conforme à la nature. Nous fommes accoutumés par nos Romans & nos Tra. gédies, à entendre tous les amans offrir leur fang pour leurs maîtreffes: c'eft le premier & le moin dre facrifice qu'ils font prêts à leur faire, trop heureux qu'elles daignent l'accepter. En com bien de manieres avons-nous répété ces fentimens, que dans un de nos premiers Poëtes tra giques, un amant exprime ainfi devant fa maî treffe avant que de fe tuer:

Vous m'avez commandé de vaincre, & j'ai vaineu; Vous m'avez commandé de vivre, & j'ai vécu : Aujourd'hui vos rigueurs vous demandent ma vie, Mon bras aveuglément l'accorde à votre envie. Heureux & fatisfait dans mes adverfités D'avoir jufqu'au tombeau fuivi vos. volontés.

Voiture aimoit la vie autant qu'un autre, & étoit fort volage en amour. Il faut cependant qu'il meure pour Uranie,

Mais penfant aux beautés pour qui je dois périr, Je bénis mon martyre; & content de mourir, Je n'ofe murmurer contre fa tyrannie.

Ce langage, qu'il tenoit en Poëte, nous le faifons tenir à nos héroïnes. Notre Iphigénie, dans le moment qu'elle apprend qu'elle doit être facri fiée, dit à fon pere:

D'un œil auffi content, d'un cour auffi foumis,

Que

« PreviousContinue »