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CHAPITRE V.

DE L'IMITATION DES MOEURS & des Caracteres.

L'IMITATION qui nous plaît jufques dans l'arrangement des mots, comme je l'ai fait voir en parlant de l'Harmonie imitative, plaît bien davange, lorfqu'elle fe trouve dans les objets. La Poëfie peint toute la Nature; elle fe transforme, pour ainsi dire, en tous les êtres: Omnia transformat Jefe in miracula rerum; & elle change en merveil les les plus petites chofes, Lorfqu'Homere nous dit, Ody Jee 1. que Télémaque va fe coucher, une vieille femme qu'il l'a élevé, le conduit; porte devant lui deux flambeaux: quand il a quitté fa robe, elle la nettoye, la plie, & l'attache à une che ville au mur près du lit: elle fort tire l'anneau de la porte, en lacbant la courroye où eft fufpendu le levier qui fert à la fermer. Lorfque dans le Livre 23. on demande à Pénélope l'arc d'Ulyffe, elle va le chercher: elle monte, ouvre la porte du cabi net, tire le verrouil, bauffe le bras, prend l'étui, & tire l'arc de fon étui. Ces détails nous paroiffent petits, ils le font auffi: mais la belle verfification annoblit tout; & les mêmes chofes dites dans notre Langue, en beaux Vers, nous plairoient autant que les Vers de Boileau, lorsque dans fon Lutrin il décrit un vieux & gros Livre de Droit,

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Inuti

Inutile ramas de gothique écriture,

Dont quatre ais mal unis formoient la couverture,
Entourée à demi d'un vieux parchemin noir,
Où pendoit à trois clous un refte de fermoir.

Ce n'eft pas l'objet qui nous plaît, c'est l'imita tion, comme dans le repas du même Poëte, lorf qu'un convive efquive l'affiette qu'on veut lui jetter au vifage, & que

L'affiette volant

S'en va frapper le mur, & revient en roulant.

Virgile n'eft pas dans les petites chofes un fi grand peintre qu'Homere: il tâche cependant de l'imiter. Quand Laocoon, Eneïde, 1. 2. lance fa javeline contre la machine fatale, on voit la javeline qui entre dans le bois, & qui tremble quand elle s'arrête, ftetit illa tremens, & l'on entend retentir du coup la concavité profonde de la machine.

Uteroque recuffo

Infonuere cava, gemitumque dedere caverne.

La Nature qui nous porte à imiter, nous porte auffi à admirer tout ce qui eft bien imité. Ce plaifir eft le fondement de ceux que nous caufent la Poëfie, la Peinture, la Mufique, &c. Mais l'Imitation toujours agréable, quand elle nous préfente les moindres objets, l'eft bien plus quand elle nous préfente les hommes, en nous peignant leurs mœurs, leurs caracteres & leurs paffions. C'est par-là que les Poëtes Epiques & Dramati. ques ont plus que les autres le droit de nous plaire, & le pouvoir de nous attacher.

Je parlerai des paffions, lorfque je parlerai de la Tragédie: je parle ici des mœurs & des carac

teres,

tères, c'est-à-dire, de la reffemblance que les Poë. tes donnent aux perfonnages qu'ils veulent nous faire reconnoître.

L'Hiftoire nous apprend, par un récit fidelle, les événemens paffés, & les actions des hommes qui nous ont précédés: la Poëfie rend les mêmes actions & les mêmes événemens préfens à nos yeux par l'Imitation; & c'eft par-là qu'elle eft fouvent plus utile que l'hiftoire même, comme Ariftote l'a remarqué. L'Imitation instruit mieux que la réalité, quand le Poëte, non content de représenter une action, fçait dévélopper tous les refforts qui en ont été les caufes. L'Hiftoire, par exemple, nous apprend que Néron, après avoir paru quelque tems vertueux, empoifonna Britan. nicus, & devint bientôt après un monftre. La Tragédie, qui a pour fujet la mort de Britannicus, nous développe le cœur de Néron, & nous fait voir comment ce Prince retenu d'abord par l'éducation que des Maîtres fages lui avoient donnée, s'abandonne peu à peu au panchant qui l'entraîne; & en jettant quelques regards vers la vertu, fe livre au crime de maniere qu'il n'aura plus dans la fuite de remords, qu'il ira de crime en crime, & deviendra un monftre. Que de réflexions nous fait faire le Poëte qui fçait nous présenter ainfi Néron! Voilà l'utilité de l'Imita tion.

L'habileté du Poëte confifte à rendre reffem. blans les perfonnages qu'il introduit. Les Peintres, qui ne parlent qu'aux yeux, ne peuvent nous faire connoître lès perfonnes dont ils imitent la reffemblance, que par les traits de leurs vifages, & par leurs habillemens: c'eft par-là qu'ils nous apprennent leur âge, leur fexe, leur condition, leur pays, leur fiècle, & qu'ils nous font quelquefois entrevoir leurs vertus & leurs vices. Les Poëtes, qui parlent à l'efprit, doi

vent

vent nous découvrir tout l'intérieur des hommes, & nous les faire connoître à fond par leur manie. re d'agir & de parler, c'est-à-dire, par leurs mœurs & par leurs caracteres. Il faut donc qu'ils ayent toujours devant les yeux le grand modéle qu'Horace leur recommande.

Refpicere exemplar vitæ, morumque jubebo
Do&tum imitatorem, & veras binc ducere voces.

Mais en imitant la Nature, ils doivent fouvent l'embellir: comme un habile Peintre, qui a l'art de peindre en beau, en confervant la reffem. blance.

Ce principe établi, je vais parler de la maniere dont les Poëtes doivent imiter les mœurs & les caracteres des hommes. Je parle ici des Poëtes férieux, & non des Poëtes comiques.

J'appelle meurs ces inclinations communes qui dépendent de l'âge, du fexe, de la condition, des pays, & des tems. J'appelle caracteres, les in clinations particulieres à chacun de nous, & qui nous diftinguent les uns des autres. qui fçait bien imiter ces deux chofes,

Reddere perfonæ fcit convenientia cuique.

Le Poëte

ARTICLE I.

Des Mœurs.

E commence par les Mœurs qui dépendent de l

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fance, de la jeuneffe, & de la vieilleffe.

(a) Dans

(a) Dans la belle peinture que Boileau fait des différens âges dans fon Art Poëtique, il ne parle point, comme Horace, de celles de Penfance, parce que ces Mœurs trouvent rarement place dans les Ouvrages férieux. Les Anciens aimoient cependant à voir fur le théatre des enfans, qui fans proférer une feule parole, les attendriffoient par leur préfence. Iphigénie dans Euripide, en fe jettant aux genoux de fon pere, excite le petit Orefte fon frere à joindre fes larmes aux fiennes. Les enfans d'Hercule dans les Tyndarides, con. tribuent par leur préfence à l'action. Quel fpectacle tragique de voir Oedipe, après qu'il s'eft crevé les yeux, étendre les bras au milieu de fes enfans, en les cherchant pour les embraffer, & Créon obligé de les lui arracher! Nos Poëtes ont peut-être été trop timides quand ils ont craint d'orner notre théatre de ces Acteurs muëts, dont la vue peut augmenter le trouble & la pitié. La Scéne dans laquelle Andromaque prête à mourir, recommande fon fils à fa confidente, ne feroitelle pas plus touchante, fi ce fils étoit préfent, & fi Andromaque lui difoit, en le ferrant entre fes bras, O mon fils, que tes jours coutent cher à ta mere! Ce même Aftyanax devoit produire un effet admirable dans la Troade de Sénéque, quand fa mere l'appellant du tombeau, où elle l'avoit caché, lui ordonnoit de fe jetter aux pieds d'Ulyffe, d'oublier Hector & fes ayeux; & s'il étoit encore trop jeune pour fentir fes malheurs, d'imiter du moins les pleurs de fa mere.

Si tua nondum funera fentis,

Matris fletus imitare tuæ.

Les Anciens font auffi quelquefois parler lés

(a) Mours de l'Enfance.

Tom. V.

en

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