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elle-même nous le donner: elle compare fa tra duction au cadavre d'Heléne, fur lequel on remarqueroit feulement les reftes défigurés de cette beauté qui fit tant de bruit. Toute traduction en Profe d'un excellent Poëte, eft l'eftampe du Tableau d'un excellent Peintre. J'aime l'eftampe d'un Tableau de Rubens: quoique je n'y trouve pas Rubens, j'y vois fon invention, fon deffein, fon ordon. nance; mais comme je n'y vois pas fon admirable coloris, qui anime tout, l'ouvrage eft mort.

Pour prouver la vérité de cette comparaison, examinons la traduction d'un endroit d'Homere, & choififfons ce morceau fameux, Iliad. 20. où le Poëte dépeint la frayeur que caufe à Pluton le coup de trident dont Neptune a frappé la terre: je n'en rapporterai pas la traduction Latine, une pareille citation feroit trop ennuyeufe: elle doit, à la vérité, puifqu'elle rend les Vers mot pour mot, conferver les mêmes images; mais quelles images dans un pareil arrangement de mots! Ceux qui la voudront lire, y trouveront le cadavre d'Homere: ce cadavre commence à reprendre de la vie dans cette traduction de Madame Dacier: Le Roi des Enfers, épouvanté au fond de fon palais, s'élancé de fon trône, & s'écrie de toute fa force, dans la frayeur où il eft que Neptune d'un coup de fon trident n'entr'ouvre la terre qui couvre les ombres, & que cet affreux féjour, demeure éternelle des ténébres & de la mort, abborré des hommes, & craint même des Dieux, ne reçoive pour la premiere fois la lumiere, & ne paroiffe à découvert. Cette Profe har monieufe feroit une Poëlie, fi la Poëfie ne con fiftoit que dans la hardieffe des images & des figu. res; mais je n'y vois encore que le cadavre d'Homere, où la vie commence à fe répandre. Voici Homere reffuscité.

L'En

L'Enfer s'emeut au bruit de Neptune en furie :
Pluton fort de fon trône, il pålit, il s'écrie;
Il a peur que ce Dieu, dans cet affreux féjour,
D'un coup de fon trident ne faffe entrer le jour,
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne faffe voir du Stix la rive defolée;

Ne découvre aux vivans cet empire odieux, Abhorré des mortels, & craint même des Dieux.

La Poëfie de Boileau, quoique très-harmonieu. fe, ne rend pas toute celle d'Homere. Le Vers qui préfente trois images; la frayeur de Pluton; la promptitude avec laquelle il s'élance de fon trône, & le cri qu'il pouffe, eft moins vif que le Vers Grec qui préfente les mêmes images en moins de mots, & qui d'ailleurs eft remarquable par les deux dactyles qui précédent ce mot axe fur lequel tombe la céfure. On reconnoît dans cette cadence l'harmonie imitative. Δείσας δ ̓ ἐκ θρόνο ἅλτο

Taxe. Quoique le Vers François n'imite pas parfaitement ce demi-Vers Grec, & que même fort de fon trône foit trop foible, Boileau rend mieux Homere que Madame Dacier; & fi nous avions dans notre Langue une traduction entiere d'Homere pareille à ce morceau, ce feroit alors que ceux de nous qui ne fçavent pas le Grec, pourroient fe flatter de connoftre Homere: de même que les Anglois, malgré la grande diffé, rence d'harmonie entre leur Langue & la Grecque, fe flattent de le connoître dans la traduction de M. Pope, parce que M. Pope a, dit-on, trouvé le fecret de faire parler à Homere la Langue Angloise avec toute l'harmonie qu'elle peut a voir. Les Anglois eftiment encore beaucoup la traduction de Virgile en leur Langue, par Dry. den.

La traduction de l'Eneïde par Annibal Caro, est auffi très-eftimée des Italiens. Virgile cependant

leur

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leur parle-t-il avec toute l'harmonie qu'il pourroit avoir dans leur Langue lorfqu'il leur parle en Vers non rimés? La rime eft auffi néceffaire à la Poësie Italienne qu'à la nôtre. Il ne m'appartient pas de juger du mérite d'Annibal Caro, je me contente de dire que quand je lis dans fa traduction,

Tre volte foprà il cubito rifurfe

Tre volte cadde, & la terza giacque,
Et gli occhi volti al ciel quafi cercando
Veder la lume; poiche vista l'bebbo
Ne fofpiro.

je ne fuis point frappé, comme je le fuis en lifant ces trois Vers de Virgile.

Ter fefe attollens, cubitoque innixa levavit,
Terrevoluta toro eft, oculifque errantibus, alto
Quafivit cœlo lucem, ingemuitque repertâ.

La comparaifon que j'ai faite d'un morceau d'Homere, traduit par Boileau, avec la traduc tion du même morceau par Madame Dacier, fait honneur à la Poëfie, & prouve que la Profe ne lui peut jamais difputer fon rang: de même qu'un habile Deffinateur, qui n'aura que crayonné l'or donnance d'un Tableau, quoiqu'il ait l'honneur de l'invention & du deffein, ne fera jamais mis au rang des Peintres. On ne mettra jamais au rang des Poëtes, celui qui aura crayonné en Profe l'ordonnance d'un Poëme, quand il auroit tout le mérite de l'Auteur de Télémaque.

Le confentement unanime des nations confirme ce que j'avance. Apulée & Lucien, quoique tous deux fertiles en fictions & en ornemens poëtiques, n'ont jamais été comptés parmi les Poëtes. La Fable de Pfiché auroit été appellée Poëme, s'il y

avoit des Poëmes en Profe. Le Songe de Scipion, quoique fiction très-noble, écrite en ftile poëtique, ne fera jamais mettre le nom de Ciceron parmi ceux des Poëtes Latins; de même que parmi ceux de nos Poëtes François, nous ne mettons point celui de Fenelon.

L'Eloquence & la Poëfie ont chacune leur harmonie, mais fi oppofées, que ce qui embellit l'une, défigure l'autre. L'oreille eft choquée de la mesure du Vers, quand elle la trouve dans la Profe. Chaque plaifir a fa place comme fon tems. La Profe emploie quelquefois les même figures & les mêmes images que la Poëfie; mais le stile eft différent, la cadence eft toute contraire. Dans la Poëfie même, chaque efpéce a fa cadence propre: il eft inutile d'en chercher la raison; ce n'est pas la raison qui a établi toutes ces différences, c'eft le fentiment. Verfus, dit Ciceron, non ratione eft cognitus, fed naturâ atque fenfu.

Je ne me ferois pas étendu fur une pareille queftion, fi elle n'avoit point été, pendant quelque tems, agitée parmi nous avec chaleur. La Profe eut fes partifans, à la tête defquels fe mit un homme qui avoit toute fa vie fait des Vers en tout genre de Poëfie, & qui cependant ofa dire, parlant du mérite de la Verfification, Qu'est-ce que ce prétendu mérite? le vrai mérite de la diffi culté. Extravagance de la part de ceux qui impofent ce joug, & de la part de ceux qui le reçoivent.

*

en

Il est extravagant fans doute de ne point cher cher un autre mérite; mais il faut bien qu'il y en ait un autre, & qu'il foit très - rare, puifque de tant de Barbouilleurs de papier, qui dans toutes les nations ont fait des Vers dans l'exactitude des régles, il en eft un fi petit nombre à qui le nom de Poëte ait été donné.

La Mothe, Difcours fur la Tragédie,

Quoi

Quoiqu'il foit affez fingulier qu'un homme quf avoit compofé tant de Vers, ait écrit contre l'har monie poëtique, nous n'en ferons plus furpris, fi nous jugeons de fon oreille & de fon goût, par cette Strophe de fon Ode fur le Goût.

Du vrai, la raifon nous affure;
Elle en eft feule le flambeau :
Le Goût, préfent de la nature,
Eft le feul arbitre du Beau;
Sur quelque forme qu'il fe trouve
Il le reconnoît, & reprouve
Ce qui pourroit le démentir:
Mais ce goût du Beau, c'est peut-être
Moins ce qui nous le fait connoître,
Que ce qui nous le fait sentir.

A ces Vers fi durs, dans lefquels trois ce qui déchirent l'oreille, oppofons pour faire connot tre l'harmonie poëtique par le précepte & par l'exemple, cette Strophe d'une Ode fameuse de M. de la Faye.

De la contrainte rigoureufe,
Où l'efprit femble refferré,
Il acquiert une force heureuse
Qui l'élève au plus haut degré.
Telle dans les canaux preffée,
Avec plus de force élancée,
L'onde s'élève dans les airs,
Et la régle qui femble auftere,
N'eft qu'un art plus certain de plaire,
Inféparable des beaux Vers.

Cette Strophe confirme & fait fentir la vérité de tout ce que j'ai dit fur la Verfification, fur la Rime, & fur l'Harmonie Poëtique.

CHA

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