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cette tranfpofition qui ne produira pas un effet fenfible fur une oreille étrangere, révoltera d'abord nos oreilles les moins délicates.

La tranfpofition d'un mot qui peut changer toute l'harmonie d'un Vers, peut auffi altérer la pureté du ftile, défigurer la beauté de l'image, & même changer le fens, tantùm feries junturaque pollent. C'eft l'art avec lequel les mots font joints enfemble, & l'ordre dans lequel ils font placés, qui fait l'harmonie, la grace, & la clarté du ftile; & comme toutes ces fineffes dépendent des caprices de l'ufage, on ne les peut connoître que dans les Langues vivantes, & même dans celles dont' on a fait un long usage.

Suppofons qu'un Allemand n'ayant jamais eu aucun commerce avec les François, après avoir fait dans fon cabinet une longue étude de notre Langue avec le fecours de nos Dictionnaires & de nos meilleurs Livres, entreprenne de faire des Vers François: quand il les aura remplis des tours & des expreflions qu'il aura tirées de nos plus célébres Poëtes, il s'applaudira: cependant il aura mis en piéces ces mêmes Poëtes qu'il aura cru parfaitement imiter; & quoiqu'il n'ait employé que les mots qu'il aura pris d'eux, il aura reffufcité Ronfard, faute d'avoir fçu ranger ces mots à leur place, & ces Vers harmonieux à fon oreille, feront barbares aux nôtres. Quel eft donc le danger auquel nous nous expofons, quand nous écrivons dans une Langue, non feulement étrangere, mais morte depuis plufieurs fiécles? Combien de nos Vers Latins qui nous paroiffent dans le ftile de Virgile, ne feroient pas entendus de Virgile s'il revenoit parmi nous?

Nous ne comptons dans notre Langue que quatre ou cinq grands Poëtes. Puifqu'il eft fi diffi. cile d'exceller dans fa Langue naturelle, eft-il croyable qu'on excelle fi aisément dans une LanF 6

gue

gue qui ne vit plus? Cependant quel nombre prodigieux de grands Poëtes, fi nous voulons donner ce nom à tant de Sçavans qui nous ont paru faire de beaux Vers Latins? Pourquoi les Mufes Latines, depuis dix fept cens ans que leur Langue eft morte, auront-elles prodigué leurs faveurs à tant d'Ecrivains, très-étrangers pour elles, tandis que dans le fiécle d'Augufte, le tems de leur gloire, elles n'en ont immortalité que quatre ou cinq, fans daigner favorifer les autres, quoi. qu'ils fuffent leurs vrais enfans?

D'où vient cette paffion de s'exprimer dans une Langue où peu de perfonnes nous peuvent entendre? On ne foupçonne pas Mrs. Fraguier, Huët, & M. le Cardinal de Polignac, d'avoir ignoré les délicateffes de la leur: les deux derniers avoient vécu à la Cour, & tous les trois étoient de l'Aca démie Françoife: Pourquoi tous trois, fi élégans dans leurs Vers Latins, n'en ont ils point hazardé de François? On ne peut douter que Santeuil ne fût né Poëte, & le plus heureux de tous les Poëtes, puifqu'il femble né particuliérement pour célébrer les grandeurs de Dieu & de fes Saints, dans la Langue que l'Eglife confacre à fes Chants: mais étoit-il obligé dans tous les autres fujets qu'il a traités, d'écrire dans la urême Langue? Pourquoi parler Latin à une Princeffe dans une Piéce badine fur fon chien? La peine de ranger des mots François fuivant les loix de la Verfification, & de leur chercher des rimes, eût-elle éteint tout l'enthoufiafme de Santeuil? Les loix de la Verfification Latine paroiffent plus difficiles que les nôtres: elles ne caufent cependant aucune peine à Santeuil, qui non content de l'harmonie ordinaire, fçait auffi y trouver cette harmonie imitative dont j'ai parlé. Comme dans ces deux Vers fur la fontaine placée au bas de la rue S. Jaques,

Dum

Dum fcandunt juga montis anbelo pectore nymphæ,
Hic una è fociis vallis amore fedet.

pour imiter dans le premier Vers les Nymphes qui montent la montagne, il a rangé les mots dans une telle mesure, qu'il femble qu'en prononçant le Vers on perde la refpiration, au-lieu qu'on fe repofe dans la douce prononciation du fecond Vers.

Un homme qui fçait fi bien parler une Langue étrangere, peut-il être muët dans la fienne? Les expreffions qui, fuivant Horace & Boileau, nous viennent avec abondance pour les fujets que nous poffédons bien, ne nous doivent jamais venir plus naturellement que dans notre Langue. Pourquoi donc les allons-nous chercher dans une Langue étrangere? n'eft-ce point parce qu'alors nous avons moins de Juges à craindre? au-lieu que dans notre Langue, fi une expreffion n'eft pas jufte, ou fi elle eft mal placée, que de Juges prêts à nous condamner! Mr. de la Monnoye a marqué plufieurs expreffions dans les Hymnes de Santeuil, qu'il trouvoit contraires à la belle Latinité: un Romain du fiécle d'Augufte en releve. roit bien d'autres. Nos Sçavans ont porté leur amour pour les Langues mortes, jusqu'à traduire en Latin plufieurs Ouvrages de notre Poëfie Françoife. On a inféré dans le Menagiana une Satire de Boileau traduite en Vers Grecs: trouvera-t-elle des Lecteurs, lorfque la Paraphrafe des Pfeaumes en Vers Grecs par le P. Petau, n'en trouve pas, quoiqu'elle ait été tant admirée par Grotius?

Le P. Commire, qui étoit intéressé à défendre' la caufe des Poëtes Latins modernes, prétend qu'une Langue morte doit être celle des Poëtes, parce qu'elle n'eft plus fujette à l'inconftance de l'u fage au lieu, dit-il, qu'un malheureux Ecri. vain, qui travaille à plaire dans une Langue vivan

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te,

te, cherche des graces, qui bientôt feront bors de

mode.

Nam quas nunc miferè anxius
Scriptor quærere amat delicias, brevi,
Ufus fi volet infolens,

Spretas rejiciet non fine naufed..

At certus Latiis bonos

Et vani baud metuens tædia fæculi
Perftat gratia vatibus.

Par cette même raifon Horace eût dû choisir quelque Langue morte: il n'ignoroit pas que la fienne ne vivroit pas toujours: il fçavoit qu'elle auroit le fort de toutes les chofes humaines. Toute gloire périt, difoit-il; à plus forte raison celle des mots, nedum ftet bones & gratia verbis. Ni lui, ni Virgile, ne furent par cette crainte dégoûtés de leur Langue, qui reçoit aujourd'hui une nouvelle vie par leurs Ecrits. Nos excellens Ecrivains rendront peut-être de même la nôtre immortelle; au-lieu qu'elle n'aura jamais aucune obligation à nos Sçavans qui ont fait des Vers Latins. Et qui aura obligation à Mr. de la Monnoye d'avoir traduit en Vers Grecs le premier Livre de l'Enéïde?

ARTICLE III.

Que tout Poëte, dans une traduction en Profe, n'eft rendu qu'imparfaitement, & qu'il n'y a point de Poëfie en Profe.

IL eft glorieux aux Anciens d'avoir eu pour ad

mirateurs parmi nous, tous ceux qui poffédoient

bien leur Langue, & de n'avoir été méprifés que par ceux, ou qui l'ignoroient, ou qui n'en avoient qu'une connoiffance imparfaite. Quiconque juge d'un Poëte fans en fçavoir la Langue, en juge fans le bien connoître. Un Poëte enchante par l'harmonie des Vers, & l'arrangement des mots. Il faut donc l'entendre parler lui-même ; quand il nous parle par interpréte, ce n'eft plus lui que nous entendons. Pouvons-nous dans notre Langue faire fentir cette harmonie de Virgile,

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Trouverons-nous des expreffions qui répondent à celle-ci d'Horace, vultus nimium lubricus afpici? Pourrons-nous imiter cet arrangement de mots, rufticus urbanum murem mus? &c. Cette fable eft fi admirable dans Horace, que La Fontaine n'ofant l'imiter, s'eft contenté de la narrer très-fimplement. La Fontaine a des graces qu'on ne peut faire paffer dans la Langue Latine; & la Langue Latine a les fiennes auxquelles la nôtre ne peut atteindre. Quoique dans les mor. ceaux des Anciens que je traduis en Vers dans cet Ouvrage, je fente combien je fuis inférieur aux originaux, j'avoue qu'on peut quelquefois rendre heureufement un endroit dont on eft frappé; mais qui de nous, quelque habile Verfificateur qu'il foit, pourroit nous rendre parfaitement en Vers François tout Homere?

Loin d'efpérer de notre Profe ce que notre Poëfie ne peut nous donner, foyons perfuadés qu'une traduction en Profe ne peut rendre qu'imparfaitement un bon Poëte. Je lis avec plaifir la traduction d'Homere par Madame Dacier; mais je n'y cherche pas ce que je n'y puis trouver, c'est-à-dire, tout Homere. Elle ne prétend pas

elle

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