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"monieufe, qu'un homme même qui n'entend ,, pas cette langue, eft fenfible à la cadence & à l'harmonie des Vers Perfans. "

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A ceux qui parlent ainfi je commence par leur demander d'où leur vient ce mépris pour leur propre bien, tam infolens domefticarum rerum faftidium (a). Si en lifant une Ode de Malherbe ils ne fentent pas une harmonie, je n'ai rien à leur prouver, ce feroit parler Mufique à qui n'a point d'oreilles; mais s'ils fentent dans cette Ode un arrangement de mots harmonieux, ils doivent donc avouer que notre Langue a, comme une autre, fon harmonie.

J'avoue que l'harmonie des Vers dans une Langue où ils ne font réglés que par le nombre des fyllabes, eft beaucoup inférieure à celle des Vers réglés par la valeur des fyllabes; & fi les Romains difoient que les Mufes avoient particuliérement favorifé les Grecs du don de parler ore rotundo, nous avons plus fujet de nous plaindre nous qui fommes encore bien moins favorifés que les Romains. Il eft vrai que les Mufes prodiguerent leurs bienfaits à ces deux peuples; mais s'enfuit. il de-là qu'elles n'ayent traité les autres qu'avec rigueur? Ne fongeons point à ce qu'elles nous ont refufé, fongeons à ce qu'elles nous ont donné. Que dirions-nous d'un homme, qui dans une fortune plus que fuffifante pour fe procurer les principaux agrémens de la vie, foutiendroit qu'il eft pauvre, parce qu'il pourroit nommer deux hommes plus riches que lui? Pourquoi, lui diroit-on, voulez-vous envier le fort de ces favoris de Plutus? regardez plutôt le nombre de ceux dont la fortune eft moins avantageuse que la vôtre.

Nos plaintes contre notre Langue font égale. (4) Ciceron.

ment

ment injuftes, & nous ferions contens de notre fort, fi au lieu de le comparer à celui des Grecs & des Romains, nous le comparions à celui de ces peuples du Nord, dont tous les mots font hériffés de confonnes, tandis que notre Langue flatte l'oreille par une douce abondance de voyelles. C'est par un heureux choix de mots pleins de voyelles, que Malherbe eft fi harmonieux.

Quand l'imitation demande de la rudeffe dans les fons, nos bons Poëtes fçavent appeller les confonnes à leur fecours, & dire, pour dépeindre un monftre,

Indomptable taureau, dragon impétueux,

Sa croupe fe recourbe en replis tortueux. Pbédre.

Ou faire entendre les ferpens fur la tête des Euménides, en multipliant la confonne qui imite le fifflement.

(1) Pour qui font ces ferpens qui fifflent fur vos têtes?

En lifant ces deux Vers de Boileau,

Andr.

N'attendoit pas qu'un boeuf preffé de l'éguillon
Traçât à pas tardifs un pénible fillon.

on eft contraint de les prononcer lentement, aulieu

(1) Ce Vers, où la lettre S eft multipliée, m'en rappelle un autre, où la lettre H eft auffi multipliée à deffein, parce que la Phyfique de Newton eft remplie de calculs algébriques. L'Algébre avec bonneur débrouillant ce sabos, de fes bardis calculs hériffe fon Héros. C'eft un pareil exemple de fons imitatifs: mais après les Vers que j'ai cités, ceux-ci ne peuvent paroître que dans une Note.

lieu qu'on eft emporté malgré foi dans une pro nonciation rapide par celui-ci.

Le moment où je parle, eft déja loin de moi.

Et cet autre Vers du même Poëte,

Le chagrin monte en crouppe, & galoppe avec lui.

n'eft-il pas plus rapide dans fa cadence, & plus expreffif par la double image que celui d'Horace, Poft equitem fedet atra cura?

Chaque Langue a fes richeffes & fes beautés : les habiles Ecrivains les font connoître. Quoique la Langue Italienne ne femble faite que pour la douceur, le Dante fçait lui donner une force convenable aux grands fujets. On croit entendre le bruit de la trompette infernale, dans ces Vers du Taffe, ch. 4.

Chama gli babitatori de l'ombre eterne
Il rauco fuon de la Tartarea tromba,
Treman le fpaciofel atre caverne

E l'aer cieco à quel rumor rimb onba.

& le bruit d'une tempête dans ceux-ci:

La pioggia, à i gridi, à i venti, à i tuoni s'accorda D'borribile armonia, cb'l mondo afforda.

N'appellons donc point jargons barbares, des Langues comme l'Italienne & la Françoife, qui fçavent exprimer tout ce qu'elles veulent. Admi rons leurs richeffes, quoiqu'inférieures à celles des Langues Grecque & Latine; & reconnoiffons l'avantage de notre E muët qui procure à notre verfification l'harmonieux mêlange des rimes fé

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minines & mafculines, variété qui rend la rime plus agréable encore dans notre Langue que dans les autres. Cette charmante variété manque à la rime Italienne, qui, quoique plus riche que la nôtre, parce qu'elle demande les deux dernieres fyllabes, fatigue par la répétition continuelle des quatre fons que produifent ce quatre voyelles A, E, I, O.

J. II. Si nous pouvons juger de l'harmonie des Lan gues mortes, & fi nous devons faire des Vers dans ces Langues.

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Tout ce que je viens de dire fur l'harmonie ne perfuade point ceux qui étendent leur efprit de Pyrrhonisme jufques fur les matieres de fentiment. ,, Ce n'eft, difent-ils, que par préjugé & par habitude qu'un certain arrangement de mots nous paroît plus harmonieux qu'un autre. Comment pouvons-nous juger de l'harmonie des Vers Grecs & Latins, puifque nous ignorons la véritable prononciation de ces Langues? Nous n'élevons Homere & Virgile au-deffus des autres Poëtes, que parce qu'on nous a nourris dans cette opinion. Ceux de leurs Vers ,, que nous admirons le plus, ne nous paroiffent plus beaux que les autres, que par une fuite ,, du même préjugé.

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Nous ignorons fans doute la véritable prononciation des Langues mortes, & par conféquent toute la délicateffe de leur harmonie ne nous eft. pas connue; mais elles nous affectent toujours par une harmonie principale, & nous en jugeons, non par préjugé, mais par fentiment. Les Vers d'Ennius, & ceux de Lucréce, ne flattent point notre oreille comme ceux de Virgile. L'eftime que nous faifons de Properce pour l'Elégie, net

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nous empêche pas de fentir dans fa Verfification. une dureté que nous ne trouvons pas dans celle. de Tibulle. En lifant ce Vers de Térence, Tadet formarum barum quotidianarum, nous fentons ce que le Poëte veut exprimer, & chaque nation le fent, quoique chaque nation prononce le Latin à peu près comme elle prononce fa langue propre. Suppofons qu'un Italien, un Anglois & un François prononcent enfemble ces deux Vers de Virgile:

Monftrum borrendum, informe, ingens... Quadrupedante putrem fmitu quatit ungula camрит...

A la vérité, ils les prononceront tous trois d'une façon fi différente, que peut-être ils ne s'entendront pas: ils conviendront néanmoins qu'ils prononcent deux Vers admirables par leur harmonie, quoique tous deux oppofés par leur harmonie; ils diront tous que le premier leur paroît auffi lent, que le fecond leur paroît rapide: ce n'eft donc pas par préjugé qu'ils en jugent.

Il eft certain que nous fentons l'harmonie des Langues mortes; mais il faut avouër auffi que nous n'en pouvons fentir plufieurs beautés particulieres qui dépendoient de la prononciation; & nous pouvons dire la même chofe de toutes les Langues vivantes. Le Taffe eft harmonieux à mon oreille, mais ne l'eft pas tant qu'à une oreille Italienne. Ceux qui fçavent bien prononcer une Langue, font ceux qui en connoiffent toute l'harmonie: le plus beau Vers François récité par une bouche étrangere perdra toute fa grace, qu'il peut perdre encore par le feul dérangement d'un mot. Si aulieu de lire dans Malherbe, Que direz-vous races futures? on lifoit, Que direz-vous futures races?

cette

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