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pas davantage, parce qu'il eft inutile de nous ar rêter à admirer des richeffes que nous ne pouvons pofféder. Revenons aux nôtres: tâchons d'en connoltre le prix, & examinons quel eft l'ornement de notre rime.

S. De la Rime.

MALGRE les plaifirs que nous procure la Rime, elle a parmi nous beaucoup d'ennemis, & le nom. bre en augmente tous les jours. Lorfque nos grands Poëtes s'en font plaint, comme ils lui font toujours restés fidéles, on a regardé leurs plaintes comme celles des amans, qui, en accufant la pefanteur de leurs chaînes, les veulent toujours porter. Boileau, qui appelloit cette Rime quinteufe, pouvoit bien dire d'elle, ce que Tibulle difoit de Délie, perfida, fed quamvis perfida, cara tamen. Les plaintes qu'on fait contre elle aujour d'hui font d'une nature différente.

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,, Pourquoi, dit-on, regarder comme un orne. ,,ment un ennuyeux tintement de finales mono,, tones, froide & puérile invention des peuples du Nord, chez lefquels tout eft auffi glacé que 19 le climat? Le retour des mêmes fons que les ,, Grecs & les Romains, maîtres de la délicateffe, évitoient avec foin, n'a jamais pû plaire qu'à des peuples groffiers. Si par refpect, pour l'an»tiquité de la loi, la Rime eft malheureufement , néceffaire à notre foible Poëfie, ofons du moins

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la rendre plus facile. Ne fommes-nous pas ,, déja affez accablés de notre chaîne? pourquoi ,, vouloir encore l'appefantir? Les Anglois & les Italiens, qui dans plufieurs occafions fe », couent le joug, fe moquent de notre conftance; & lorfque dans nos ouvrages férieux ils trouvent plufieurs Rimes riches, ils regardent » cette richeffe comme une affectation ridicule.'

Telles

Telles font les déclamations qu'on répéte fans ceffe; & il eft fâcheux que l'illuftre Auteur dụ Télémaque ait enhardi nos beaux Efprits à tenir ce langage. C'eft ainfi qu'il parle de la Rime dans fa Lettre fur les travaux de l'Académie: Notre Verfification perd plus, fi je ne me trompe, qu'elle ne gagne par les Rimes: elle perd beaucoup de variété, de facilité & d'harmonie.... La Rime ne nous donne que l'uniformité des finales, qui eft ennuyeufe, & qu'on évite dans la Profe, tant elle est loin de flatter l'oreille.... Je n'ai garde néanmoins de la vouloir abolir: fans elle notre Verfification tom. beroit; mais je crois qu'il feroit à propos de mettre nos Poëtes plus au large.

N'avons-nous donc pas déja affez de Rimeurs, & pourquoi les mettre au large? ils ne s'y mettent que trop depuis quelque tems leur exemple rendra leurs fucceffeurs encore plus hardis: quand on a commencé à élargir sa chaîne, on va bientôt jufqu'à la brifer tout-à-fait. Ceux qui fecoueront le joug de la Rime, fe diront autorisés par des Poëtes Italiens & Anglois, dont les Vers, quoique non rimés, ont été bien reçus; & fi Apollon ne nous protége, notre Poëfie déja ébranlée tombera entiérement. Il s'agit donc de répondre à ces accufations, & de faire voir que M. de Fenelon, quoique fi habile dans le ftile poëtique, pas bien parlé de notre Verfification, dans laquel le il n'eût pas réüffi felon les apparences, comme on en peut juger par l'Ode qu'on a imprimée à la fin de fon Télémaque.

n'a

La premiere réponse eft l'exemple des grands Poëtes de l'Italie & de la France. L'Ariofte, le Taffe, le Dante & Pétrarque fe font foumis au joug fans paroître efclaves, & feront toujours les premiers Poëtes de leur nation. Les premiers Poëtes de la nôtre ont été de fcrupuleux obferva teurs de la Rime, mais jamais fes efclaves: loin

d'être

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d'être gênés par elle, il femble que ce foit elle qui leur obéiffe, & qui vienne à leurs ordres. Pourquoi leurs fucceffeurs, s'ils veulent mériter de l'être, demanderont-ils des priviléges dont leurs maîtres n'ont pas eu befoin? voit-on que l'Auteur d'Athalie aille chercher bien loin les Ri mes les plus riches?

Par moi Jérufalem goûte un calme profond,
Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond,
Ni l'altier Philiftin par d'éternels ravages,
Comme au tems de nos Rois, défoler ses rivages,
Le Tyrien me traite & de Reine & de fœur,
Enfin de ma maifon le fuperbe oppreffeur,
Qui vouloit jufqu'à moi pouffer la barbarie,
Jehu, le fier Jéhu, tremble dans Samarie, &c.

L'oreille eft fatisfaite par la confonance de ces fyllabes qui viennent terminer les Vers fi naturellement, qu'il ne paroît pas qu'on les appelle. Si des Italiens & des Anglois ne fentent pas l'agré ment de cette confonance, nos Poëtes ne travaillent pas pour des oreilles étrangeres qui ne peuvent être les juges de notre harmonie. Je fuppofe qu'au lieu de lire ainfi ces Vers de Boileau,

Cérès s'enfuit éplorée

De voir en proie à Borée
Ses guérets d'épics chargés,
Et fous les urnes fangeufes
Des Hyades orageuses
Tous les tréfors fubmergés

on les life de cette maniere:

Cérès s'enfuit confternée
De voir en proie à Borée

Sed

Ses guérets d'épics chargés,
Et fous les urnes fangeufes
Des hyades pluvieufes

Tous les tréfors emportés.

Ce changement de trois mots qui ne frappera point une oreille étrangere, frappera fi fort nos oreilles délicates, qu'elles ne retrouveront plus l'harmonie de cette Strophe.

Après avoir oppofé aux ennemis de la Rime l'exemple de nos fameux Poëtes, je crois qu'on peut leur oppofer de folides raifons.

La Rime, qui placée à la fin des Vers, en rend la chute plus marquée, & tient l'attention fufpendue jufqu'au retour du même fon, loin d'être un tintement ennuyeux, forme une confonance qui a été de tout tems agréable à prefque tous les peu ples. Je fuis étonné d'entendre répéter fi fou vent à des Gens de Lettres, que la Rime eft une invention des peuples du Nord dans les fiécles d'ignorance, puifqu'elle n'a jamais été tant recher chée que dans l'Orient (1). Tous les Sçavans conviennent aujourd'hui que la Poësie des Hébreux eft pleine de Rimes. Nous pouvons à celles des anciens Hébreux joindre celles des Perfes, des Chinois, des Tartares, des Afriquains, & de plu. fieurs peuples de l'Amérique: ce plaifir eft donc commun aux peuples de l'Orient comme à ceux du Nord. I eft vrai que ceux-ci, dans les fiécles d'ignorance, rechercherent la Rime jufqu'au ridi cule excès de régler par elle leurs Vers Latins; & fans cette affectation plufieurs de nos anciennes Profes paroîtroient plus belles. Les Romains étoient trop riches de leur propre fonds pour a

voir

(1) Voyez la Diflertation de M. Fourmont fur la Poëfie des Hébreux, dans les Memoires de l'Académie des Belles-Lettres, Tome 4.

voir befoin de cet ornement; cependant ils ne le haïffoient pas à la céfure du Vers: loin de l'éviter toujours, comme l'a cru Voffius, qui a prétendu que Virgile, en difant timidi dama, quoique dama foit féminin, avoit voulu éviter la Rime dans ce Vers, cum canibus timidi veniant ad pocula dama. Virgile a-t-il évité la Rime dans tant de Vers?

Cafd jungebant fœdera porca.

Turnus ut infractos adverfo marte Latinos
Et premere & laxas fciret dare juffus babenas.

Lucain eût-il commencé fon Poëme par une Rime très-marquée, fi la Rime eût choqué les oreilles Romaines?

Bella per Ematbios plufquàm civilia campos.

Enfin Tibulle, l'harmonieux Tibulle, la recherche à la céfure du Vers pentamétre. On compte jufqu'à vingt-cinq Vers rimés dans fa troifiéme Elégie.

Quin fleret, noftras refpiceretque vias....
Tellus in longas eft patefacta vias...
Ipfa Venus campos ducet in Ely fios.
Floret odoratis terra benigna rofis....

....

Des Rimes fi fréquentes dans une petite Piéce, composée par un Verfificateur auffi délicat, nous prouvent que les oreilles Romaines étoient flattées de cette confonance fobrement ménagée.

Elle doit être ménagée par nous-mêmes; elle nous déplait à la céfure des grands Vers, & nous fatigue lorsque les Vers font fi courts, qu'ils n'ont plus de mefure fenfible, comme dans ceux de Scaron,

Sar

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