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Je ne me pique point du fcrupule infenfé
De bénir mon trépas quand ils l'ont prononcé.

Bajazet.

parce qu'on ne dit pas prononcer be trépas, mais l'arrêt du trépas, de même que quand ils critiquent ceux-ci,

Et déja quelques-uns couroient épouvantés
Jufques dans les vaiffeaux qui les ont apportés.

parce que la fyntaxe demande qui les avoient apportés, je crois qu'on peut leur répondre, ce que répondoit Boileau à de pareils critiques, Vous n'entendez point la Langue Poëtique.

On peut remarquer, par exemple, fur ces deux Vers d'Athalie,

Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os & de chair meurtris, & traînés dans la fange,

que fi l'épithéte meurtris fe rapporte à chair, elle ne doit être ni au mafculin, ni au pluriel, & qu'elle ne peut fe rapporter à os, parce qu'on ne dit point des os meurtris. Pour moi je ne la rapporte à aucun des deux mots féparément, mais à tous deux à la fois, & je crois que le Poête a voulu par cette efpéce de confufion, peindre celle dont il parle; & de même dans ce Vers, Allez, facrés vengeurs de vos Princes meurtris, je crois que quand il rend au verbe meurtrir son ancienne & naturelle fignification, il rappelle à def fein ce vieux mot, parce que les vieux mots font quelquefois nobles en Vers, comme le dit Quintilien, dignitatem dat antiquitas.

Ce que nos bons Poëtes ont fait, ne doutons pas que ceux de l'Antiquité ne l'ayent fait aufli. Horace, qui n'inventoit par des mots nouveaux, E 3

eft

eft cependant appellé par Quintilien verbis feliciffime audax, & fon ftile paroît à Pétrone curiofa felicitas. Il a mérité ces éloges par fon habileté à inventer des tours heureux, & conformes à la vivacité de la Poëfie.

Les Poëtes n'ont pas feuls ce privilége: les 0rateurs, emportés par le feu de leur éloquence, font quelquefois auffi hardis. M. Boffuet, le Démofthéne de la France, tantôt ramène à deffein un vieux mot, comme, & nuit defaftreufe; tantôt rend noble un mot qui ne l'eft pas ordinairement, comme fracas. Dans cette réflexion fur l'Hiftoi re Univerfelle, Quand vous voyez les Affyriens, les Médes, les Perfes, les Grecs & les Romains, tomber, pour ainfi dire, les uns fur les autres, ce fra cas effroyable, &c. On croit entendre un fracas d'Empires qui tombent; & quand il dit dans une Oraifon funébre, Sortez du tems & du change. ment, afpirez à l'Eternité, on entend qu'il veut dire détachez vous des chofes temporelles, & on fent qu'il le dit beaucoup mieux."

Les expreffions doivent fouvent leur beauté à la vivacité de la paffion qui les fait employer. Boileau défendoit ces Vers de fon Art Poëtique: Approuve l'efcalier tourné d'autre façon, par l'exem ple de celui d'Hermione, Je t'aimois inconftant, qu'aurois-je fait fidelle? La même défense ne me paroît pas convenir à tous les deux, parce que celui-ci eft mis dans la bouche d'une femme em. portée par la colere, qui peut facrifier à fa vivacité quelques liaisons ordinaires; mais l'autre eft dit fans paffion, dans un récit que fait le Poëte. Cependant ce qu'il écrivoit à ce fujet à fon Commentateur mérite attention. Ces fortes de petites licences de conftruction, non feulement ne font pas des fautes, mais font même affez fouvent un des plus grands charmes de la Poëfie, principalement dans les narrarations, où il n'y a point de tems à perdre. Ce font

des

des efpéces de Latinisme dans la Poëfie Françoife, qui n'ont pas moins d'agrémens que les Hellénijmes dans la Poëfie Latine.

Ces réflexions doivent rendre plus circonfpects ceux qui aiment tant à critiquer. Ils font maintenant en grand nombre. Nous devenons trop difficiles, & nous nous attachons trop à critiquer les Ouvrages du fiécle précédent, ce qui nous eft plus facile que de leur oppofer des Ouvrages auffi parfaits. Quand je vois tant d'acharnement contre Boileau, qu'on voudroit pouvoir rayer du nombre de nos Poëtes, ce n'eft pas pour Boileau que je crains, je crains pour nous-mêmes, & j'appréhende que cet efprit philofophique, que nous voulons étendre fur tout, n'éteigne parmi nous le génie. A force de raifonner fur la Poëfie, nous n'en aurons plus. Que de fentimens fingu. liers a-t-on avancé depuis quelques années! On a ofé foutenir que la rime étoit un ornement frivole, & qu'il falloit élargir la chaîne, fi on ne pouvoit pas la rompre entiérement: on a cité à ce fujet l'exemple des Anglois & des Italiens mo. dernes. Tantôt on a prétendu qu'il y avoit des Poëmes en Profe, & que la verfification n'étoit pas néceffaire à la Poëfie; tantôt, enfin, on a avancé que l'harmonie de la verfification n'étoit qu'un préjugé. Le Chapitre fuivant fournira des réponses à ces étonnans Paradoxes.

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CHAPITRE IV.

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DE LA VERSIFICATION.

N arrangement plus vif & plus concis, & ún ftile plus rempli d'images & de figures, que ne l'eft le difcours ordinaire, ne fuffit pas à la Poëfie: elle doit être encore renfermée dans l'é. troite prifon d'une mesure prescrite. Je vais donc chercher les raifons qui ont engagé les hommes à captiver ainfi leurs pensées, & examiner pourquoi ils fe font forgés des chaînes volontaires, qu'ils ont rendues fi néceffaires, que la Poëfie est inféparable de la Verfification.

Quoique l'une foit l'ouvrage de la Nature, & que l'autre foit l'ouvrage de l'Art, leur union eft devenue inféparable; parce que l'Art ne fait que fuivre les intentions de la Nature, quand il en perfectionne les ouvrages. La Mufique fut d'abord fans régles. Des tranfports de joie infpirerent les chants; & pour rendre ces chants harmo nieux, l'Art en vint régler la cadence. Des tranfports pareils inspirerent la Poëfie naturelle, c'està-dire, un difcours plein de figures hardies & d'expreffions vives: l'Art pour rendre ces difcours plus harmonieux vint en régler la mesure, & par les mêmes raifons qu'il avoit établi les loix de la Mu fique, il établit celles de la Verfification.

Ne nous imaginons pas que le caprice ait inventé ces régles, & qu'on ne les ait impofées aux Poëtes que pour leur rendre leur travail plus diffi cile. Ce paradoxe a été avancé par des perfon

nes

nès qui ont prétendu que dans les loix de la Verfification, on avoit moins confulté la beauté qui plaît, que la difficulté qui étonne, enforte que, fuivant leur fentiment, nous n'admirons les vers que parce que nous admirons la peine qu'ils ont coutée à l'Auteur, & notre plaifir ne confifte que dans la réflexion que nous faifons fur la difficulté vaincue.

L'expérience détruit tous les jours cette opi nion. Il eft plus aifé de danfer fur la terre, que fur une corde tendue en l'air. Cependant la grace d'un Danfeur ordinaire nous fait plus de plaifir que l'adreffe d'un Danfeur de corde. Ce dernier nous étonne, mais le plaifir qu'il nous caufe ne nous arrête pas long-tems, & nous eftimons médio. crement le mérite de celui qui nous le procure. Qu'un homme exécute parfaitement fur un inftrument une piéce de Mufique très-difficile, mais fans harmonie, nous vanterons l'habileté de la main qui exécute, mais nos oreilles feront mécontentes, Ce n'eft pas ce qui nous étonne qui nous procure du plaifir, mais ce qui nous affecte.

Si nous n'admirions les Vers qu'à caufe de la difficulté vaincue, en multipliant les difficultés de la Verfification, on auroit auffi multiplié les fujets d'admiration. Le contraire eft arrivé. On a toujours méprifé ces Vers Techniques, enfans du mauvais goût; les Rophaliques, Retrogrades, Léonins, Numéraux, Soladiques, Acroftiches, &c. & ces Piéces anciennes (car le mauvais goût est de tous les tems) que leurs formes myltérieufes ont fait nommer, la fute, l'autel, l'euf, les alles, la bache, &c. & que leur antiquité ne rend pas plus refpectables. Nous avons eu, auffi-bien que les Anciens, nos puérilités poétiques: on eft fàché de voir Marot digne d'un meilleur fiécle, cher cher des rimes artificielles, & tantôt répéter au

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