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pour ainsi dire les dissimula. Placées au second plan, au lieu d'être au premier, privées d'air et de lumière, elles se rapetissèrent de plus en plus. Les larges voies ouvertes à plein ciel, les hauts et longs corridors verts se sont changés pour nous en avenues ombragées. Le pare est devenu une composition de demi-caractère, qui doit à Le Nôtre ses grandes lignes, sa physionomie majestueuse; à Rousseau sa couleur, ses jeux d'ombre et de lumière, son clair obscur poétique.

Enfin et surtout nous avons fait cette grande découverte, c'est qu'il n'y a en définitive de naturel que la nature Nous ne nous flattons plus d'enfermer le charme bienfaisant des champs ou la solitude éloquente des forêts entre quatre murs, quand même nous les couperions par des ahahs. On sait que tel était le nom donné aux fossés par lesquels l'anglais Bridgeman avait imaginé de remplacer les murs, pour ouvrir des perspectives sur les champs et sur les villages des environs. Les belles promeneuses du XVIIIe siècle, en arrivant sur le bord de ces fossés inattendus, poussaient quelquefois un petit cri d'effroi qui explique le nom de ahah. Au Petit-Trianon, où l'on avait complétement supprimé toute clôture visible, on avait encore bien plus l'air d'être à la campagne. Pour nous, que les murs existent ou non, que les eaux s'étendent en larges nappes immobiles, ou courent et frétillent en méandres capricieux, « qui ressemblent à des rivières comme deux gouttes d'eau; » que le sol soit «< aplati à grands frais par le niveau de la monotone planimétrie, »> comme disait M. le vicomte d'Ermenonville, ou soit au contraire exhaussé en monticules qui ressemblent à des Alpes de poche, nous savons que de part et d'autre il y a égale convention; nous ne pouvons plus nous laisser prendre à nos propres créations; nous avons trop voyagé;

nous savons que tous ces parcs, quelque soit leur style, ne sont toujours que des citadins déguisés en paysans; ils jouent pour nous des pastorales diversement agréables, nous nous entourons avec plaisir de leurs décors variés, mais nous avons sagement renoncé à y chercher la vérité. La vérité n'a pas besoin de jardiniers pour l'entretenir (1).

Je me hate, pour arriver enfin à l'inauguration du Musée, date que je me suis fixée comme terme de ce voyage littéraire. Je laisse donc de côté bien des poèmes, connus ou ignorés, auprès desquels nous pourrions faire plus d'une station curieuse. Je ne vous parlerai ni de Legouvé, qui a répété Fontanes, ni de Casimir Delavigne, qui a écrit une élégie de collége, pas plus que je ne vous ai entretenus, pour les époques précédentes, de La Motte-Houdart (2), de Roucher (3), de Rosset (4), et de tant d'autres poètes de même rang qui ont dit leur mot sur Versailles. Vous me reprocheriez de vous citer les inepties d'un M. de Malpierre, auteur d'un poème épique sur Pharamond, et qui, en 1814, dans le parc même, présenta à Alexandre de Russie un madrigal où Louis XIV s'humiliait devant l'autocrate russe. J'aime mieux encore l'enthousiasme original du chantre de

(1) Les grands jardins de Paris dessinés récemment, appartiennent tous au genre irrégulier, mais des voix se sont élevées pour demander que l'on s'inspirât parfois des idées de Le Nôtre, en plaçant à propos « quelques terrasses, quelques fontaines. » M. André Lefèvre a reproduit en 1868 les idées émises dès 1829 avec tant de charme par M. Vitet. (Voir dans la Bibliothèque des merveilles, dirigée par M. Charton, les Parcs et les Jardins). Dans sa belle et savante Grammaire des arts du dessin, couronnée par l'Institut, M. Charles Blanc s'est fait l'apologiste de Le Nôtre et lui a rendu pleine justice.

(2) Odes.

(3) Les Mois, poème, 1779.

(4) L'Agriculture, poème didactique, 1782.

l'Entomologie (1); son auteur a donné au parc de Versailles un éloge du moins inattendu, car il l'a admiré et chanté à cause des nombreux et intéressants insectes qu'il y avait découverts:

Que d'insectes ce parc renferme et voit éclore,
Au matin, dans le jour, le soir, la nuit encore!...
De ma collection je lui dois les richesses :

Que d'échanges flatteurs m'ont valus ses espèces !...

Passons vite sur ces bizarreries, pour arriver aux vrais poètes. Il en est un dont vous seriez étonné de ne pas m'entendre citer le nom, car il nous appartient àplusieurs titres : c'est Ducis. Mais Ducis, quoique Versaillais de naissance et de séjour, n'a jamais écrit un vers sur les palais et les jardins de sa ville. Toutes les simplicités étaient chères à cette âme indépendante et rétive. Il l'a dit :

C'est pour l'ombre et les champs que le ciel m'a fait naître.

Et le plus souvent c'est vers les sentiers solitaires du bois de Satori qu'il dirigeait ses promenades; ce sont eux qu'il chantait en disant :

Bois de Satori,

Bois des amants et des poètes,

Bois charmant que j'ai tant chéri,
Dont j'ai su les routes secrètes!

Cependant un jour, à propos du palais de Versailles, il a lancé un de ces traits d'imagination, familiers et éloquents, qui étaient plus fréquents chez lui en prose qu'en vers. En 1814, au premier retour des Bourbons, Louis XVIII, qui voulait s'installer à Versailles, fit commencer au château de grands travaux que les Cent-Jours et l'invasion devaient interrompre. Deux peintres, dont l'un était le neveu de Ducis, avaient été chargés de res

(1) L'Entomologie, poème didactique, par M. Roux, 1814.

taurer les grandes peintures allégoriques de Lebrun, et Ducis à ce propos écrivait :

« Quand ils sont sur leurs échafauds, s'il leur arrive d'éternuer, de se moucher ou de tousser un peu fort, il leur tombe des Vénus, des Mars, des Renommées avec leurs trompettes, et toute la gloire de ce grand siècle de Louis XIV, obscurcie de poussière et enveloppée de toiles d'araignée. »

Rien ne saurait mieux que ce trait pittoresque nous montrer l'état de délabrement dans lequel était arrivé peu à peu le palais.

C'est dans cet état que put le voir un autre poète versaillais, que nous vénérons tous, et qui, malgré les coups si douloureux dont sa vieillesse est frappée, sait toujours marier, dans une union souriante, son esprit si fin et son imagination si ingénieuse. En 1827, Emile Deschamps, à l'âge privilégié où le poète ne se promène jamais sans avoir à ses côtés la muse qui murmure, visitait Versailles, et ces deux strophes prophétiques jaillissaient de sa rêverie méditative :

Voilà le solennel, l'abandonné Versaille,
Qu'ose seule habiter l'ombre du grand Louis;
Des fêtes d'autrefois mon cœur encor tressaille,
Je rêve... et les héros de Lens et de Marsaille,
Les dames, les seigneurs, sous mes yeux éblouis,
Tous, fantômes de gloire et de magnificence,
Repeuplent ce palais, solitaire cité,

Dont aucun roi vivant, dans toute sa puissance,
Ne peut remplir l'immensité.

Levez-vous donc, géants exhumés de nos fastes,
Morts anciens, jeunes morts, pressez-vous sur le seuil !...
Héroïsme, génie, arts féconds, vertus chastes,
Hôtes sacrés, à vous ces olympes trop vastes!
A vous parcs et châteaux, nations du cercueil!

Si jamais, dans ce lieu, par un appel suprême,
Tout ce qu'a vu de grand la France est évoqué,
La gloire y fera foule, et dans Versailles même,

L'espace, un jour, aura manqué !...

Cette évocation des gloires du passé, demandée en juin 1827, sous Charles X, Louis-Philippe l'accomplissait juste dix ans plus tard, en juin 1837. Le roi semblait avoir voulu réaliser la pensée du poète. Par malheur, si la pensée était grande et juste, le plan adopté pour la réaliser fut étroit et insuffisant. Nous reconnaissons qu'il était très méritoire d'ouvrir le palais égoïste de Louis XIV à toutes les gloires de la France, mais d'abord, il est bon de remarquer que dans la pensée de Louis-Philippe, à toutes les gloires signifiait surtout: aux gloires de tous les régimes. L'inscription veut dire : Moi, Bourbon et roi, je n'exclus ni la République ni Bonaparte de mon musée. C'était fort bien, mais ce qui est fâcheux, c'est que l'organisateur de ce Musée se soit laissé éblouir et charmer par la gloire militaire jusqu'à lui avoir permis de prendre pour elle seule le palais presque tout entier. Puisqu'on créait un musée historique, il n'eût pas été inutile de consulter et d'imiter les nouveaux maîtres de l'histoire. Or, un de ces maîtres avait inventé et rendu célèbre le sobriquet d'histoire-bataille pour désigner l'histoire qu'il ne fallait plus écrire. M. Guizot, dans son histoire de la Civilisation, avait suivi les principes rénovateurs d'Augustin Thierry, appliqués par l'excellent Monteil, et ces principes furent au contraire absolument méconnus par le musée historique : il appartient par la conception de son plan à une époque antérieure, à une école vieillie; les larges et généreuses pensées de l'esprit moderne n'ont pas trouvé là leur incarnation populaire.

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