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signale encore un des dangers auxquels m'expose ma nouvelle situation parmi vous. Tandis que mon prédécesseur, en vertu de sa profession même, était sûr de trouver dans sa longue habitude de la parole publique, un secours toujours prêt pour l'aider à remplir son rôle, moi, au contraire, je ne vous apporte de ce côté qu'une inexpérience absolue, et je vous en donne une preuve en ce moment même, obligé que je suis de vous lire trop solennellement les quelques mots que j'aurais aimé à vous dire avec le moins d'appareil possible, si j'avais pu avoir confiance en moi. -Vous le voyez, j'ai pleine conscience des périls que je vais rencontrer dans ma carrière de président. En présence de tant d'impuissances que je me reconnais, et que vous avez aperçues aussi bien que moi, comment donc se fait-il que vous ayez pensé à me confier une présidence pour laquelle je ne suis nullement armé? Cherchant à m'expliquer pourquoi vous m'avez choisi, lorsque tant d'autres membres se présentaient à l'esprit bien avant moi, j'ai cru découvrir la raison de votre choix dans une certaine disposition de mon caractère qui, en effet, est une de celles que l'on aime à rencontrer dans un président, à défaut d'autres plus éclatantes; je veux parler d'un certain goût raisonné et réfléchi pour la modération en toutes choses. Sur ce point, je ne serai pas modeste. J'ai ouvertement la prétention d'être aussi peu exclusif qu'on peut l'être. Je crois d'ailleurs que, pour les esprits animés de convictions semblables aux miennes, cette disposition est de devoir étroit: plus on est radical par les idées, plus on doit être à la fois modéré et libéral par le caractère. En d'autres termes, plus on est disposé naturellement à tourner ses désirs et ses espérances vers l'idéal, plus soigneusement on doit prendre garde de laisser ses pieds quitter le terrain so

lide des réalités vivantes. Comme un philosophe contemporain se plaisait tant à le répéter, il n'y a jamais eu d'opinion soutenue par un groupe d'intelligences sincères, qui fût absolument fausse, et qui ne contînt un germe de vérité suffisant pour la rendre digne de respect d'abord, et ensuite de libre expansion; soyons donc toujours très attentifs à laisser se produire au grand jour et à écouter les raisons de nos adversaires; si elles renferment des points de vue justes, c'est autant de conquis pour notre cause, débarrassée ainsi et allégée d'une injustice ou d'une erreur; si elles sont sans force, nous devons avoir une foi assez grande dans le bon sens départi à tous pour que leur faiblesse les rende impuissantes ou ridicules avant même que nous les ayons combattues et réfutées. En tout état de cause, ce qui est utile, ce qui est juste, c'est la libre facilité pour toutes les théories, tous les systèmes, de se produire sans contrainte et sans crainte. D'ailleurs que venons-nous faire ici? Nous nous réunissons parce que nous croyons pouvoir nous amener réciproquement à élargir ou à modifier utilement nos idées. Nous contredire mutuellement, voilà le plus grand service que nous puissions nous rendre les uns aux autres. Si nous restions chacun chez nous, si nous nous plaisions à ne contempler jamais que les arguments qui flattent notre manie, si nous passions nos journées à nous applaudir nous-mêmes des partis que nous avons pris sur toutes choses, à nous mirer avec complaisance dans les petits raisonnements qui flattent nos désirs et nos habitudes, cette autolàtrie intellectuelle nous rendrait bien vite les plus intolérants, c'est-à-dire les plus sots des mortels. Lamartine a fait remarquer un jour avec beaucoup d'à-propos que tous les utopistes contemporains avaient été longtemps des solitaires. Poussant

leurs séries de déductions loin des affaires du monde, dédaignant d'y mettre la main, tout entiers occupés de leur rêve favori, et le développant sans qu'il rencontrât jamais d'obstacles, puisqu'ils le développaient dans l'abstraction, ils étaient fort étonnés, et souvent fort irrités, par suite fort tyranniques, quand, descendant de leur solitude dans la foule, ils rencontraient à chaque pas des empêchements qu'ils n'avaient ni vus ni prévus au sein de leur empyrée ambitieux. Les sociétés littéraires, telles que la nôtre, ont l'avantage de guérir de ces illusions si dangereuses pour nous et pour les autres nous y apprenons pratiquement la tolérance, qui n'est pas toujours dans le cœur de ceux qui ont le plus souvent le mot sur les lèvres. Nous y constatons que de très honnêtes gens ont des idées absolument différentes des nôtres; cette constatation, quand elle a été répétée un certain nombre de fois sur un certain nombre de points importants, met l'esprit de l'homme dans la situation qui lui convient le mieux; elle le fait douter de lui-même, et ce doute est le commencement de la sagesse, car c'est le commencement de la douceur, de la bonté, qui est, selon la parole de Bossuet, la première marque, l'empreinte suprême de Dieu sur l'homme. -Ce doute, qui inspire une réserve prudente dans l'action, ne pourrait être confondu avec le scepticisme ou avec l'indifférence que par une analyse sans finesse. Croire que la vérité n'est nulle part, ou ne pas se préoccuper vivement de la vérité, ce sont deux choses mauvaises qui n'ont rien de commun avec la mise en pratique de l'excellent conseil que Leibnitz donnait quand il disait cette parole si simple et si profonde: Je ne méprise pas facilement ! Personne plus que le grand penseur n'avait acquis par autant d'études et de méditations le droit de

prendre un parti absolu; il s'y refusait, et sa pensée hospitalière s'ouvrait toujours avec une sympathie accueillante aux doctrines qui semblaient le plus répugner à ses principes. Il y a là une leçon dont les plus humbles peuvent profiter. Consentons dans notre petitesse à être aussi peu hautains que le grand Leibnitz, et supportons avec la même inaltérable bienveillance les résistances et les contradictions qui entourent et pressent de toutes parts chacun de nous. Il serait sans doute préférable que ces divergences si multipliées, que ces partis n'existassent point; mais nous ne pouvons pas créer le milieu dans lequel la vie nous jette, il faut accepter la société telle que le temps, les passions, les ignorances l'ont faite; or cette société contemporaine, où nous nous mouvons, est une vieille combinaison extrêmement complexe d'éléments très divers, qui, grâce à leur ancienneté, ont tous des racines immenses. et des droits acquis respectables. Dans une pareille société, nous sommes sûrs de rencontrer chaque idée, chaque sentiment exprimé sous trois ou quatre formes très différentes, sinon opposées. Bien loin de vouloir détruire brusquement cette diversité, tâchons de l'accepter de bonne gràce, en nous rendant compte de ses avantages. Les concerts les plus riches d'harmonie sont ceux qui sont formés par la réunion savante des instruments les plus divers, et les musiciens ont besoin de cette multiplicité si variée pour exprimer les nuances infinies de l'émotion musicale; il en est de même pour l'expression encore plus délicate des émotions de l'âme humaine pour qu'elles trouvent toutes leur facile et complet essor, les doctrines les plus opposées doivent tour à tour être appelées et suivies. Il y a donc toujours une certaine inintelligence dans les

esprits durement exclusifs, car on l'a dit avec une grande vérité : « Tout comprendre, c'est tout aimer. » Un des génies les plus universels de notre âge, Goethe, est aussi le génie peut-être le plus sincèrement pénétré d'impartialité. Pourquoi? parce que, à mesure que l'on se rend mieux compte de tout, on devient moins négatif. De même que la philosophie naturelle, à mesure qu'elle fait des progrès, trouve partout de plus en plus la vie et l'organisme dans des domaines que la science d'autrefois considérait comme des empires morts où ne régnait que l'immobilité éternelle et stérile; de même, à mesure que la réflexion pénètre plus avant dans les diverses conceptions qui maîtrisent une partie du genre humain, elle y découvre, elle aussi, des germes de vie qu'elle ne touche qu'avec respect.

Je vous demande pardon, Messieurs, car je m'aperçois que la parenthèse que j'ai ouverte tout à l'heure menace de ne pas se fermer avant d'avoir embrassé une dissertation tout entière sur l'usage et la légitimité de l'esprit de modération, et vous devez me trouver très peu modéré dans ce long développement d'une idée que mon plus vif désir est d'appliquer constamment. Rien du reste n'est, je crois, plus facile dans nos pacifiques réunions; j'oserai même dire que la tâche est parfois trop aisée, et si votre Président est tout prêt à exercer son rôle de modérateur et de conciliateur, il se trouve trop souvent en face d'une paix déjà conclue qui dépasse trop vite ses espérances; aussi nous l'avons vu parfois obligé de modifier son rôle, et jeter adroitement au milieu de notre silence quelque légère pomme de discorde, afin de nous engager, par ce subterfuge, dans une lutte devant laquelle nos instincts trop tranquilles semblaient reculer. Il serait à désirer que votre Prési

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