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« Nul n'est le successeur du crime d'autrui. - Aucune peine ne peut être appliquée au fils pour le délit du père, au frère pour le fait du frère (nemo criminis alieni successor constituitur, etc.).

C'est le principe de la personnalité des fautes, qui ne triomphera qu'au XIXe siècle par l'abolition de la confiscation (1789).

Enfin, on l'a dit avec raison, c'est à Ulpien et à Paul que l'humanité doit ces deux sentences qui retentiront toujours à travers les âges :

<< Il vaut mieux laisser impuni le crime d'un coupable que de condamner un innocent. >>

« La peine est établie pour l'amendement des hommes. Pana constituitur in emendationem hominum. »

Profondes maximes, dont l'une a si souvent protégé l'innocence, tandis que l'autre contenait en germe la réforme pénitentiaire dont notre siècle voit l'accomplissement.

Ajoutons que ces grands interprètes de la Philosophie du Droit scellèrent de leur sang ces vérités qui ont immortalisé leurs ouvrages.

Paul succomba par les suites de l'exil auquel il avait été condamné par l'indigne Héliogabale.

Ulpien périt en combattant une sédition de Prétoriens.

Papinien, sommé par Caracalla de trouver des raisons pour innocenter le meurtre de son frère, reçut la mort pour prix de ces nobles paroles : « Il est plus facile de commettre un parricide que de le justifier. »

Jamais le Droit n'a été lié plus intimement à l'histoire, puisqu'il devient ici l'histoire elle-même !

Mais à ces fastes de l'Empire succède une nuit profonde: la décadence des Romains, l'invasion des barbares, le moyen-âge; car le progrès, suivant la loi d'ici-bas, s'opère en spirale, et l'humanité, tout en avançant dans sa marche, est condamnée à de cruels retours en arrière.

Le flot de la civilisation, comme celui de la mer, ne monte peu à peu qu'en reculant pour monter encore ; c'est dans les monuments de la législation que nous retrouvons les témoignages les plus complets sur cette grande évolution du monde. Nous n'en citerons

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Bien plus il ne peut

qu'une page, parce qu'elle est peu connue, et qu'on la chercherait vainement dans les historiens, nous voulons parler du Colonat, cet état intermédiaire qui forme trait-d'union entre l'esclavage et le servage, et qui sert à expliquer l'un par l'autre ces deux modes de la servitude. Au IIIe siècle nous avons laissé l'esclavage antique attaqué par les jurisconsultes philosophes, paraissant près de succomber et de disparaître. — Au ve siècle, non-seulement l'esclavage dure encore, mais il semble qu'il se soit raffermi et aggravé en changeant de forme. Sous la République et sous les premiers Empereurs, l'esclave pouvait toujours être affranchi et les manumissions étaient si nombreuses qu'il fallait, par des lois spéciales, protéger les patrons contre les affranchis. Sous les empereurs chrétiens Théodose, Constantin et surtout Justinien, une innovation remarquable s'introduit:au lieu d'être attaché à la personne de son maître, l'esclave est affecté à la terre; il devient servus terræ. Vainement il porte le nom de colon, il est assujetti aux mêmes châtiments corporels que les esclaves. - S'il se sauve, il est puni des peines du vol, comme voleur de sa propre personne. pas être affranchi! Attaché au sol, au nom de l'intérêt public, qui exige la culture des terres à tout prix, il est rivé par un lien indissoluble au sillon comme le bœuf qui le laboure avec lui ; il ne peut en être séparé ni par sa propre volonté ni par celle de son maître. S'il est vendu seul, la vente est nulle; le possesseur du fonds a droit de le réclamer partout où il peut le saisir, et l'acheteur perd le prix qu'il a versé. — Le propriétaire ne peut pas non plus aliéner ce fonds en conservant le colon. Aucune profession, aucune dignité, aucun service ne sauraient le protéger, pas même l'état militaire, pas même l'état ecclésiastique, à moins, dans ce dernier cas, du consentement du patron. Triste condition qui sera bientôt celle du serf, quand les principes du vasselage personnel dérivé de la Hærigkeit germanique seront venus se combiner et se confondre avec ceux du Colonat Byzantin! - Servitude sans espoir, sans issue, où l'homme passe à l'état d'instrument aratoire, d'accessoire d'un immmeuble, d'immeuble même et d'immeuble inaliénable, adstrictus glebæ ; esclavage plus dar que celui des temps primitifs, en ce qu'il prend un caractère politique et devient la base de tout le système féodal.

On a prétendu que le servage du moyen-âge constituait une condition très supérieure à l'esclavage de l'antiquité.

Le serf, a-t-on dit, pouvait se marier et posséder.

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Le colon le pouvait également. —L'esclave avait aussi une sorte de mariage contubernium, - et un pécule; mais qu'est-ce que la famille et la propriété, quelque précieux que soient ces biens, sans des garanties qui les protégent? « Entre le seigneur et son vilain, disait le droit féodal, il n'y a de juge fors Dieu ! » Aussi nul système d'organisation politique n'a-t-il pesé plus lourdement sur la population et laissé des haines plus vivaces que cet asservissement de l'homme à la terre, que cette immobilisation de toute chose, inféodant les petits états aux grands, le fief au fief, la justice au territoire, le pain de chaque jour aux odieuses banalités. Rien d'étonnant que, pour effacer jusqu'aux derniers vestiges de cette oppression séculaire du sol sur l'homme, il ait fallu le tremblement de terre de 1789! Un mot tiré de la langue juridique va encore ici résumer dans une brève formule les ressentiments de plusieurs siècles: le droit féodal, dans le langage des jurisconsultes, est appelé le Droit haineux, par opposition au Droit romain, connu alors sous le nom de Raison écrite; et la maxime: odia restringenda, ne veut pas dire autre chose, si ce n'est que dans le doute il faut préférer les principes plus larges du Droit romain aux règles despotiques des feudistes.

Le moyen-âge, qui associe volontiers les animaux à la vie humaine, qui en peuple les sculptures des cathédrales, qui les mêle aux manifestations religieuses, qui fait, entre autres exemples sans nombre, la fête de l'Ane, fait aussi le procès aux bêtes transformées en personnes responsables de leurs actions. Il existe des traités sur les procédures contre les animaux. On connaît vingt-sept procès de ce genre dans les XII, XIV, XVe siècles. «Si les bêtes, dit Jean Duret, dans son Traité des peines et amendes, ne se bornent pas à blesser, si elles tuent ou mangent, ainsi que l'expérience l'a démontré, comme il est arrivé à pourceaux de dévorer de petits enfants, la mort y eschet et les condamne-t-on à être pendues et étranglées comme s'y elles avoyent raison, pour faire perdre mémoire de l'énormité du fait. » Ainsi tandis que l'Eglise excommunie des chenilles et

autres insectes, les Parlements font brûler des mulets pour sodomie et des porcs pour homicide; la jurisprudence se trouve donc encore en harmonie avec la religion, cette autre grande expression des sociétés. Qu'il nous suffise à ce propos de citer le Droit canonique qui occupe une si large place dans ces âges religieux et qui forme une des sources les plus abondantes pour le Droit pénal et la Procédure civile. Nous ne mentionnerons aussi que pour ordre les Coutumes, ces peintures vivantes des mœurs des nations, et nous nous conten terons, à l'appui de notre thèse, de rappeler le nom de ces coutumiers, si bien nommés miroirs, Specula, Sachsenspiegel, Schwabenspiegel, parce qu'ils reflètent l'état fidèle de la civilisation dont ils sont la véritable encyclopédie.

Le XVIe siècle, si richement doué entre tous, si fécond en noms illustres de tous genres, n'en a pas cependant de plus hauts que ceux de Jacques Cujas et de Charles du Moulin. La puissante élaboration de la Renaissance se traduit autant par le développement de la science du Droit que par les merveilles des Beaux-Arts et la régénération de la Littérature; c'est l'émancipation de la pensée sous toutes ses faces, et qui dit liberté de la pensée implique nécessairement progrès du Droit.

Au xvir siècle la législation présente les formes majestueuses qui sont le cachet des œuvres de Louis XIV, et les travaux privés des jurisconsultes portent eux-mêmes l'empreinte de cette régularité systématique particulière à cette grande époque.

Les Lois civiles de Domat ont les larges assises d'une codification officielle et forment en quelque sorte les Pandectes françaises.

L'Ordonnance civile de 1667, l'Ordonnance criminelle de 1670, le Code marchand, le Code de la Marine, le Code des Eaux et Forêts, précédés de conférences solennelles, écrits d'une main magistrale, conçus dans un esprit de discipline et de hiérarchie, correspondent à l'ampleur du grand règne et au dogme de l'autorité poussé jusqu'au culte. Les monuments législatifs élevés par Louis XIV ont le grandiose de ses édifices, et ses belles ordonnances aux articles si bien alignés, aux proportions si larges, font penser involontairement aux spacieuses avenues et aux somptueux portiques qui conduisent à la demeure royale, et donnent à notre belle cité la physio

nomie propre qui l'a rendue célèbre entre toutes les créations de cette époque. Législateur ou architecte, Louis XIV reste le même, et sa grave figure préside avec une égale dignité le recueil de ses lois monumentales et les magnificences symétriques de ses jardins et de ses palais.

La Régence nous a légué, dans l'inextricable cahos des édits qui ont élevé et renversé tour à tour le système de Law, avec une même et inconcevable légèreté, le Code de l'agiotage et de la banqueroute publique.

La décadence du règne de Louis XV n'apparaît pas moins éclatante dans l'abaissement de la culture du droit que dans l'énervement des mœurs. Seuls, d'Aguesseau et Pothier, vulgarisateurs habiles des travaux de leurs devanciers, préparent nos codes modernes. Leur style, d'une clarté remarquable, je dirais presque Voltairienne, montre l'étroite parenté qui unit la Jurisprudence et la Littérature, le XVIIIe siècle étant, par excellence, l'âge de nos grands prosateurs. Avec Louis XVI, le souffle des réformes commence à se faire sentir; la législation s'élève au niveau de l'esprit public: la suppression des maîtrises et des jurandes, l'abolition de la question préparatoire, l'extinction du servage dans les domaines du roi, l'abolition définitive de la torture, l'état-civil rendu aux Protestants, la création des assemblées provinciales, les restrictions des lettres de cachet, forment autant d'étapes qui conduisent à la convocation des Etats-Généraux, et sont tout à la fois l'honneur de la nation qui inspirait ces lois nouvelles, du gouvernement qui en prenait l'initiative et de la cité quiles a vues signer et promulguer dans ses murs.

N'oublions pas en effet que ces édits mémorables sont datés de Versailles, et rappelons-nous avec orgueil que le nom de notre patrie est attaché d'une manière indissoluble aux premières réformes qui ont fondé chez nous l'humanité dans les lois criminelles, la tolérance dans les lois religieuses, et la liberté dans nos institutions politiques.

La Révolution française ouvre un nouveau monde ; il serait téméraire à nous d'y pénétrer, et d'ailleurs, pour en faire la synthèse, il suffira d'énoncer le titre de deux lois célèbres qui en sont comme le premier et le dernier mot :

LA DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME.

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