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Le fond de l'éloquence est immuable comme l'esprit humain ; les formes qu'elle revêt sont mobiles et changeantes comme le théâtre de l'histoire. M. G. Doublet a consacré un certain nombre de lectures à vous exposer quel fut le caractère de l'éloquence judiciaire au XVIIIe siècle, et il n'est point encore arrivé au terme de son tra– vail. Ce qui donne à l'éloquence judiciaire de cette époque un caractère vraiment nouveau, vraiment imposant, c'est qu'elle se mêle et qu'elle s'identifie avec le grand mouvement qui emportait alors presque tous les esprits. La notion du droit dégagée de toutes ses obscurités, le besoin impérieux de faire pénétrer dans le domaine des institutions et de la pratique des théories désormais victorieuses dans tous les esprits, voilà ce qui, aux yeux de M. Doublet, outre le talent, fait l'intérêt des monuments oratoires que nous devons à Voltaire, à Beaumarchais, à Bergasse, à Servan, à Lally-Tolendal, à tous ceux enfim qui, sans être ni magistrats ni avocats, n'en ont pas moins engagé l'éloquence judiciaire dans la voie où elle devait jeter tant d'éclat. Domat et les autres jurisconsultes philosophes avaient bien posé les vrais principes: mais partout le fait était en désaccord avec le droit. La législation pénale, toute de tradition, n'était qu'un amas confus de textes empruntés au droit romain, au droit canonique, aux opinions des jurisconsultes, aux arrêts des parlements, et une odieuse barbarie présidait aux supplices. On ne doit donc point s'étonner si l'immortel ouvrage de Beccaria, poursuivi dans sa patrie par les imputations d'athéisme et d'appel à la révolte, était accueilli en France avec tant d'enthousiasme; si le chancelier Lamoignon et le vertueux Malesherbes le faisaient traduire, et si Voltaire, en le commentant, en le couvrant de son immense popularité, le naturalisait complètement parmi nous. Alors un avocat-général au parlement de Dauphiné, Servan, dans un discours de rentrée demeuré célèbre, glorifiait les principes posés par le légiste philosophe, et gémissait sur la barbarie de notre système pénal, conviant les magistrats à faire acte de bons citoyens et à prendre l'initiative de réformes commandées par la prudence autant que par la justice et l'humanité. Plus tard un président de chambre au parlement de Bordeaux, Mercier Dupaty, dans un Mémoire pour trois innocents condamnés à la roue, s'élevait contre la multiplicité des compétences criminelles

qui laissait des accusés pourrir durant trois ans dans les cachots, et quels cachots! tandis que les juges se renvoyaient à l'envi la procédure; contre la disposition qui privait ces malheureux de conseil et les livrait seuls à leur ignorance et à leur peur; contre l'odieuse théorie des faits justificatifs; contre ce qu'avait de révoltant le serment qu'on exigeait des accusés de dire la vérité; enfin contre une foule d'abus dont la réforme, si facile pourtant et si légitime, soulevait les plus opiniâtres oppositions. Le parlement de Paris s'émouvait de cette virulente philippique; l'avocat-général Antoine Seguier la déférait à la censure de la cour dans un réquisitoire savant, empreint d'une grande noblesse et d'une haute dignité, où la législation en vigueur était habilement défendue; c'était le cas de dire:

Si Pergama dextra

Defendi possent, etiam hac defensa fuissent.

Mais Pergame était condamnée, et moins de quatre ans après le Parlement lui-même était emporté avec toutes les institutions de la monarchie.

Nous pouvons trouver étrange aujourd'hui qu'il ait fallu déployer tant d'éloquence pour défendre des principes si simples et si élémentaires; nous pouvons signaler dans ces écrits plus d'un trait emphatique et déclamatoire; gardons-nous toutefois d'oublier la reconnaissance que nous devons à ces courageux citoyens dont le dévouement nous a légué une jurisprudence plus humaine dont nous sentons le bienfait sans toujours remonter à la source. Leur éloquence nous paraît désormais un luxe superflu ils n'ont pas ambitionné de plus glorieuse récompense. N'est-ce pas aussi l'immortel honneur de Montesquieu que les plus belles pages de l'Esprit des Lois nous semblent presque des lieux communs? Il était si facile de découvrir le Nouveau-Monde depuis que Christophe Colomb en était revenu !

L'honorable M. Bonneville, alors qu'il était à la tête de notre parquet, soumit au Conseil-Général de Seine-et-Oise le projet d'un casier judiciaire près de chaque tribunal d'arrondissement. Ce projet

n'est point resté à l'état de lettre morte ni d'utopie : les casiers judiciaires sont établis partout et le système fonctionne avec la plus grande précision. M. Doublet vous en a exposé le mécanisme dans les plus grands détails : vous n'attendez pas de moi que je le résume; aussi rappelerai-je seulement que la nouvelle institution, affranchie des imperfections qui avaient entravé l'action des institutions antérieures du même genre, permettra désormais à la police une surveillance d'autant plus efficace qu'elle sera plus restreinte, permettra au juge de mieux graduer la peine et de combattre, par une sévérité éclairée, le progrès des récidives; enfin à l'administration d'écarter de tous les emplois et de toutes les fonctions publiques les hommes dont la moralité légale n'est plus intacte.

On sait que le Garde-des-Sceaux élabore en ce moment un tarif nouveau des actes notariés. Le ministre a consulté sur la matière tous les tribunaux de l'empire, et les intéressés ont publié de leur côté des mémoires plus ou moins solides. L'un de ces mémoires, œuvre sérieuse de M. Girardin, l'un de nos concitoyens, a été l'objet d'un rapport de M. Jeandel, dans lequel il vous a montré combien l'œuvre entreprise est délicate; combien la question principale surtout : « Doit-on accepter l'émolument fixe ou la proportionnalité ?» touche de près à la maxime: Summum jus, summa injuria.

Dans une autre séance, M. Jeandel, poursuivant l'énumération des causes qui peuvent entraîner des erreurs judiciaires, vous a signalé les rapports des experts en tout genre, rapports dont l'autorité est toujours fort grave, et souvent prépondérante, quand il s'agit de médecine légale ou d'écriture. La mission des experts en écriture exige une véritable science, et le juge ne saurait trop se prémunir contre l'ignorance et la présomption qui trop souvent les égare.

En rédigeant son Histoire des institutions judiciaires à Versailles, histoire qu'il vous a lue dans la séance solennelle de l'an dernier, M. Jeandel avait réuni un grand nombre de documents curieux exhumés de la poussière du greffe. Je me borne à vous les signaler : ils ont été pour la plupart publiés à la suite de son discours dans le sixième volume de nos Mémoires.

Il a aussi exhumé de la même poussière un certain nombre de procès-verbaux propres à faire connaître de quelle manière se

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donnait la question à Versailles dans l'ancienne justice des baillis et des prévôts de l'hôtel. Passons sur ces scènes lugubres que dire pourtant d'une législation sous laquelle vous avez vu torturer les pères pour obtenir des révélations contre leurs fils, et ceux-ci pour obtenir des révélations contre leurs pères? La juste postérité n'oubliera pas qu'à Louis XVI revient l'honneur d'avoir aboli la torture, malgré les sinistres prédictions de gens qui la glorifiaient comme le fondement de l'ordre et de la sécurité publique.

Avant la sentence qui frappa Lesurques, et plus encore après l'exécution de l'arrêt, bien des voix s'élevèrent pour attester son innocence; quelques années plus tard, lorsque Dubosq et ses complices furent condamnés à Versailles comme les assassins du courrier de Lyon, et proclamèrent eux-mêmes, devant leurs juges, l'innocence du malheureux qui les avait précédés sur l'échafaud, cette croyance ne fit que grandir, et les soixante années qui se sont écoulées depuis n'ont point amoindri l'intérêt qui s'attache à cette douloureuse affaire. Amené par des circonstances qu'il n'importe point de rappeler ici à s'en occuper d'un façon toute particulière, M. Jeandel, dans un mémoire développé déjà et complété par de nombreuses digressions orales, vous a redit toutes les phases de ces deux causes célèbres. il vous a retracé le séjour de Lesurques à Bicêtre après sa condamnation, la façon dont il y fut traité, les témoignages d'affection dont sa famille et ses amis l'entourèrent jusqu'au dernier moment, les pièces qu'il y rédigea pour obtenir un sursis, les efforts vainement tentés par les héritiers de son nom afin d'obtenir du législateur le droit de poursuivre la réhabilitation du condamné ; il vous a dit l'origine de sa fortune saisie d'abord par le fisc, affectée un instant à la dotation de la Légion-d'Honneur, et restituée plus tard tout entière à diverses époques, mais sans que cette restitution, résultat d'une action toute civile, puisse être reconnue comme une déclaration d'innocence.

En compulsant les archives du tribunal de notre ville, M. Jeandel y a découvert la minute d'une ordonnance inédite de Turgot concernant la liberté du commerce et abrogeant les ordonnances qui taxaient le prix de tous les objets de consommation dans un rayon de dix lieues de l'endroit où séjournait la Cour. L'ordonnance, avec

les documents économiques dont M. Jeandel l'a accompagnée, figure dans le sixième volume de nos Mémoires; je me bornerai donc à cette simple mention.

La condition matérielle et morale que l'industrie actuelle a faite aux ouvrières, et les moyens de l'améliorer, ont appelé les méditations de M. Digard; ici vous permettrez au rapporteur de se taire, alors que notre collègue va tout à l'heure parler devant vous.

Invité par vous à vous entretenir d'un ouvrage que son auteur vous a adressé, Les Libre-Echangistes et les Protectionnistes conciliés, M. Ploix vous a démontré que M. Dumesnil-Marigny se fait illusion et n'est rien moins qu'un conciliateur. M. Ploix se refuse à croire avec l'auteur que les peuples gagnent souvent à la ruine les uns des autres; qu'il soit utile de détruire des produits trop abondants; que le dissipateur fasse le bien de ceux qui l'entourent, et que les populations agricoles aient tout à perdre dans leurs relations avec des populations industrieuses, à tel point que, pour obéir à la logique, les campagnes devraient s'interdire tout commerce avec les villes. M. Ploix enfin, sans discuter le mérite respectif de la protection et du libre-échange, pense (et votre approbation manifeste lui a montré qu'il n'est en ceci que l'interprète de vos sentiments) que, s'il est des peuples qui semblent perdre dans leur commerce avec d'autres, cela tient surtout à des différences profondes soit dans le degré d'activité et de travail, soit dans les lois et les institutions; et que, si le sol, le climat, les aptitudes naturelles sont des éléments de richesse et de crédit, la liberté, l'énergie, la loyauté dans les rapports et la fidélité inviolable aux engagements contractés ne sont pas moins précieux; qu'en un mot les qualités morales d'une nation exercent une influence extrême non-seulement sur le bonheur privé, mais encore sur la richesse publique, et que le moyen de gagner le ciel, passez-moi ce rapprochement, est encore le plus sûr pour gagner des écus.

De l'influence sur les populations des grands travaux exécutés dans les capitales et dans les grandes villes : tel était le programme d'un concours ouvert dans une ville qui n'est ni la moins grande ni la moins belle de la France. M. Ploix vous a entretenus de l'œuvre couronnée, œuvre étrange, dont l'auteur, tout en se défendant

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