Moi, pour qui ta bonté fit cet effort insigne? Tu pourrais aisément me perdre et te venger : Avant le jour du compte efface entier le mien. Je rougis, il est vrai, de cet espoir flatteur; Fais qu'on me place à droite, au nombre des brebis ; Ne m'abandonne pas quand j'irai chez les morts. La mort de Mme de La Sablière sembla menacer un moment des suites les plus funestes la tranquillité du poète; mais, comme La Fontaine était bon, simple, aimé et recherché de tous, il ne manqua pas, au milieu de ses chagrins, de trouver les consolations les plus rares. Obligé de quitter le logis qu'il occupait chez sa protectrice, il rencontra dans la rue, à quelques pas de l'hôtel de la Sablière, M. d'Hervart, qui lui dit avec amitié : « Mon cher La Fontaine, je vous - cherchais pour vous prier de venir loger chez moi. J'y allais », répondit La Fontaine; << mot admirable de candeur et d'abandon (1) », mot qui peint, avec la simplicité la plus vraie et la plus touchante, la confiance pro· fonde et l'attachement fidèle de La Fontaine à ses amis! III Parmi ceux qui s'empressèrent, vers la fin, à corriger le plus efficacement, autour du poète, la rigueur du sort, il faut citer le petit-fils du roi, l'élève chéri de Fénelon, Louis, duc de Bourgogne. La Fontaine exprima sa gratitude envers le jeune prince en lui offrant non seulement quelques-unes des pièces de son douzième et dernier livre des Fables, mais encore en lui dédiant le recueil tout entier. (1) TAINE. FABLES (SUITE) LIVRE DOUZIÈME A MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE MONSEIGNEUR, Je ne puis employer, pour mes fables, de protection qui me soit plus glorieuse que la vôtre. Ce goût exquis et ce jugement si solide que vous faites paraître dans toutes choses au delà d'un âge où à peine les autres princes sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d'éclat; tout cela, joint au devoir de vous obéir et à la passion de vous plaire, m'a obligé de vous présenter un ouvrage dont l'original a été l'admiration de tous les siècles aussi bien que celle de tous les sages. Vous m'avez même ordonné de continuer; et, si vous me permettez de le dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable, et où vous avez jeté des grâces qui ont été admirées de tout le monde. Nous n'avons plus besoin de consulter ni Apollon ni les Muses, ni aucune des divinités du Parnasse : elles se rencontrent toutes dans les présens que vous a faits la nature, et dans cette science de bien juger les ouvrages de l'esprit, à quoi vous joignez déjà celle de connaître toutes les règles qui y conviennent. Les fables d'Ésope sont une ample matière pour ces talens; elles embrassent toutes sortes d'événemens et de caractères. Ces mensonges sont proprement une manière d'histoire où on ne flatte personne. Ce ne sont pas choses de peu d'importance que ces sujets; les animaux sont les précepteurs des hommes dans mon ouvrage. Je ne m'étendrai pas davantage là-dessus : vous voyez mieux que moi le profit qu'on en peut tirer. Si vous vous connaissez maintenant en orateurs et en poëtes, vous vous connaîtrez encore mieux quelque jour en bons politiques et en bons généraux d'armée; et vous vous tromperez aussi peu au choix des personnes qu'au mérite des actions. Je ne suis pas d'un âge à espérer d'en être témoin (1). Il faut que je me contente de travailler sous vos ordres. L'envie de vous plaire me tiendra lieu d'une imagination que les ans ont affaiblie : quand vous souhaiterez quelque fable, je la trouverai dans ce fonds-là. Je voudrais bien que vous y pussiez trouver des louanges dignes du monarque qui fait maintenant le destin de tant de peuples et de nations, et qui rend toutes les parties du monde attentives à ses conquêtes, à ses victoires, et à la paix qui semble se rapprocher, et dont il impose les conditions avec toute la modération que peuvent souhaiter nos ennemis. Je me le figure comme un conquérant qui veut mettre des bornes à sa gloire et à sa puissance, et de qui on pourrait dire, à meilleur titre qu'on ne l'a dit d'Alexandre, qu'il va tenir les états de l'univers, en obligeant les ministres de tant de princes de s'assembler pour terminer une guerre qui ne peut être que ruineuse à leurs maîtres. Ce sont des sujets au-dessus de nos paroles : je les laisse à de meilleures plumes que la mienne; et suis avec un profond respect, Monseigneur, Votre très-humble, très-obéissant, et très-fidèle serviteur, DE LA FONTAINE. A MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE QUI AVAIT DEMANDÉ A M. DE LA FONTAINE UNE FABLE QUI FUT NOMMÉE « LE CHAT ET LA SOURIS » Pour plaire au jeune prince à qui la Renommée Comment composerai-je une fable nommée (1) La Fontaine avait alors soixante-treize ans. Dois-je représenter dans ces vers une belle, Prendrai-je pour sujet les jeux de la Fortune? Introduirai-je un roi qu'entre ses favoris Mais insensiblement, dans le tour que j'ai pris, FABLE V. Le vieux Chat et la jeune Souris. Une jeune souris, de peu d'expérience, Crut fléchir un vieux chat, implorant sa clémence, « Laissez-moi vivre : une souris L'hôte, l'hôtesse, et tout leur monde? A présent je suis maigre; attendez quelque temps : L'autre lui dit : « Tu t'es trompée; |