« Avant que je parle de Chantilly, écrit La Fontaine, parvenu au terme de ce beau panégyrique, voici le jugement que je fais en gros des trois personnages que j'introduis sur la scène. Jules César est un homme qui a eu moins de défauts, et plus de bonnes qualités qu'Alexandre. Par ses défauts mêmes il s'est élevé au-dessus de l'homme : que l'on juge de quel mérite ses bonnes qualités pouvaient être ! M. le Prince participe de tous les deux. N'est-il pas au-dessus de l'homme à Chantilly, et plus grand cent fois que ses deux rivaux n'étaient sur le trône? Il y a mis à ses pieds des passions dont les autres ont été esclaves jusqu'au dernier moment de leur vie. » Louis-Armand de Conti, neveu de Condé, à qui cette comparaison est adressée, est le même prince auquel La Fontaine avait dédié, en 1671, son Recueil de poésies chrestiennes. L'aîné des Conti avait épousé en 1680 Mlle de Blois, fille de Louis XIV et de Mlle de La Vallière (1); les suites de cette union ne furent pas heureuses puisque Mlle de Blois, quelque cinq ans après, prit la petite vérole, et, nous dit Mme de Caylus, « la donna à monsieur son mari, qui en mourut dans le temps qu'on le croyait hors d'affaire, et qu'il le croyait si bien lui-même qu'il expira en badinant avec madame sa femme et ses amis ». Cette mort, venue après celle de la duchesse douairière d'Orléans, un an à peine avant que le prince de Condé expirât luimême, affecta beaucoup La Fontaine; dans une épître de consolation adressée en 1685 à François-Louis, le cadet des Conti, et dont le début est très heureux, on retrouve l'écho de sa douleur : Pleurez-vous aux lieux où vous êtes (2)? La douleur vous suit-elle au fond de leurs retraites? Ne pouvez-vous lui résister? Dois-je enfin, rompant le silence, Ou la combattre, ou la flatter, Pour adoucir sa violence? Le dieu de l'Oise est sur ses bords, (1) Dans une Épître adressée, en 1680, à Mme de Fontanges, La Fontaine avait célébré le mariage de Louis-Armand de Conti et de Mlle de Blois. (2) Le prince était alors en son château de L'Isle-Adam. Qui prend part à votre souffrance; Si j'avais assez d'éloquence, Je dirais qu'aujourd'hui tout y doit rire aux yeux. Qui vous ravit un frère aimé d'amour extrême. III Peu d'années furent aussi heureusement fécondes, dans la vie de La Fontaine, que cette année 1685 au cours de laquelle le poète publia, en dehors des Ouvrages de prose et de poésie composés avec Maucroix, des Traductions en veis d'après différents poètes anciens, Daphnis et Alcimadure, les Filles de Minée imitées d'Ovide, enfin l'un des plus parfaits de ses chefs-d'œuvre, placé, depuis, dans les Fables: Philémon et Baucis. Le goût des anciens, que La Fontaine n'avait cessé de cultiver en lui depuis sa jeunesse, se manifeste à tous les beaux endroits de ces ouvrages avec un bonheur que l'auteur, malgré tous ses mérites, n'avait peut-être pas rencontré encore. Philémon et Baucis, poème dédié au duc de Vendôme, est sans doute, de tous ces morceaux, celui qui fait le plus d'honneur au Bonhomme. En aucun ouvrage La Fontaine n'a su témoigner mieux son attachement à la vie rustique, à la simplicité ingénue des mœurs; nulle part ailleurs, il n'a élevé aussi bien « l'insouciance gauloise jusqu'à la dignité du paganisme ancien (1) ». (1) TAINE, ibid. PHILÉMON ET BAUCIS SUJET TIRÉ DES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE A MONSEIGNEUR LE DUC DE VENDÔME Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux; Que des biens peu certains, qu'un plaisir peu tranquille : Véritables vautours, que le fils de Japet Représente, enchaîné sur son triste sommet.~ Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne Rien ne trouble sa fin : c'est le soir d'un beau jour. Philémon et Baucis nous en offrent l'exemple : Tous deux virent changer leur cabane en un temple. ·Hyménée et l'Amour, par des désirs constans, Avaient uni leurs cœurs dès leur plus doux printemps: Ni le temps ni l'hymen n'éteignirent leur flamme; Clothon prenait plaisir à filer cette trame. Ils surent cultiver, sans se voir assistés, Leur enclos et leur champ par deux fois vingt étés. Le plaisir ou le gré des soins qu'ils se rendaient! Ils habitaient un bourg plein de gens dont le cœur Il part avec son fils, le dieu de l'éloquence (1); Demeure hospitalière, humble et chaste maison. Quelques restes de feu sous la cendre épandus Du débris d'un vieux vase, autre injure des ans. (1) Mercure. Il ne servait pourtant qu'aux fêtes solennelles. Le linge orné de fleurs fut couvert, pour tout mets, D'un peu de lait, de fruits, et des dons de Cérès. Les divins voyageurs, altérés de leur course, Baucis n'en fit pas moins : tous deux s'agenouillèrent; La volatile échappe à sa tremblante main; Entre les pieds des dieux elle cherche un asile. Jupiter intercède. Et déjà les vallons Voyaient l'ombre en croissant tomber du haut des monts. Les dieux sortent enfin, et font sortir leurs hôtes. |