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qu'elle fut délaissée. M. de La Fare était joueur; il avait pris le goût immodéré de la bassette qui est une manière de jeu de cartes; et, tandis qu'il s'en allait à Saint-Germain chercher des partenaires, Mme de La Sablière, désespérée de la solitude, ne trouva bientôt plus de consolation que dans les exercices de la piété. Mme de Sévigné a écrit là-dessus une lettre fort sentie dans laquelle elle dit : « La Fare joue à la bassette voilà la fin de cette grande affaire, qui attirait l'attention de tout le monde : voilà la route que Dieu avait marquée à cette jolie femme. »

Notre Bonhomme, dont le sort était étroitement lié à celui de Mme de La Sablière, ne s'éloigna pas d'elle dans ces circonstances. « Je n'ai gardé que mon chien, mon chat et La Fontaine », disait l'excellente femme à qui le poète s'était confié pour la vie; et ce fut en compagnie du chien et du chat que le « fablier » vint loger, rue du FaubourgSaint-Honoré, chez sa protectrice. Un peu plus il l'eût accompagnée aux Incurables! Mais Mme de La Sablière, tout occupée de Dieu et du soin des malades, s'éloignait de plus en plus du monde; le temps n'était plus des doux badinages poétiques. << Les Grâces de la rue Saint-Honoré nous négligent, écrivait La Fontaine à M. de Bonrepaux, intendant de la marine alors à Londres. Ce sont des ingrates à qui nous présentions plus d'encens qu'elles ne voulaient. Par ma foi, monsieur, je crains que l'encens ne se moisisse au temple ». (Lettre du 31 août 1687.)

Toute une petite colonie française, dont Mme de Mazarin, sœur de Mme de Bouillon, était la gouvernante adulée, s'était formée en Angleterre (1). M. de Saint-Evremond, le poète anglais Waller étaient les deux esprits les plus brillants de ce cénacle; ils eussent vivement souhaité que La Fontaine, profitant du voyage que Mme de Bouillon faisait au delà du détroit, vînt se joindre à eux. M. de Saint-Evremond, tant en son nom qu'en celui de Mme de Mazarin,

(1)On trouvera, dans les Œuvres choisies de Saint-Evremond, un Portrait de Mme la duchesse de Mazarin, peinte « dans sa chambre, au milieu de ses chiens, de ses guenons, de ses oiseaux », qui est tout entier à lire.

écrivit dans ce but, au poète, la lettre du monde la plus engageante; mais cela ne fit pas que le Bonhomme cédât. L'attachement respectueux qui le retenait auprès de Mme de La Sablière l'emporta sur celui qu'il avait voué à Mme de Bouillon; il resta à Paris, continua de vivre dans l'ombre de la belle et sainte femme et se détacha si peu de l'idée de la servir qu'il mit encore pour elle, en tête de sa fable: le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, un nouvel hommage.

A MADAME DE LA SABLIÈRE

Je vous gardais un temple dans mes vers:
Il n'eût fini qu'avecque l'univers.
Déjà ma main en fondait la durée
Sur ce bel art qu'ont les dieux inventé,
Et sur le nom de la divinité

Que dans ce temple on aurait adorée.
Sur le portail j'aurais ces mots écrits:
« Palais sacré de la déesse Iris : >>
Non celle-là qu'a Junon à ses gages;
Car Junon même et le maître des dieux
Serviraient l'autre, et seraient glorieux
Du seul honneur de porter ses messages.
L'apothéose à la voûte eût paru :
Là, tout l'Olympe en pompe eût été vu
Plaçant Iris sous un dais de lumière.
Les murs auraient amplement contenu
Toute sa vie; agréable matière,
Mais peu féconde en ces événemens
Qui des États font les renversemens.
Au fond du temple eût été son image,
Avec ses traits, son souris, ses appas,
Son art de plaire et de n'y penser pas.
Ses agrémens à qui tout rend hommage.
J'aurais fait voir à ses pieds des mortels
Et des héros, des demi-dieux encore,
Même des dieux : ce que le monde adore
Vient quelquefois parfumer ses autels.
J'eusse en ses yeux fait briller de son âme

Tous les trésors, quoique imparfaitement :
Car ce cœur vif et tendre infiniment
Pour ses amis, et non point autrement;
Car cet esprit, qui, né du firmament,
A beauté d'homme avec grâce de femme,
Ne se peut pas, comme on veut, exprimer.
O vous, Iris, qui savez tout charmer,
Qui savez plaire en un degré suprême,
Vous que l'on aime à l'égal de soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d'amour,
Car c'est un mot banni de votre cour,
Laissons-le donc), agréez que ma muse
Achève un jour cette ébauche confuse (1).

La mort de Mme de La Sablière, survenue aux Incura bles (2), le 8 janvier 1693, ne permit pas au poète de réaliser le pieux projet exprimé dans ces vers; mais cette << ébauche confuse,» toute tremblante de respect ému, n'en parut pas moins, l'année qui suivit, dans le dernier des Recueils des Fables.

(1) Début de la Fable. Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, fable XV du livre XII.

(2) M. A. Pauly écrit, d'après Jal, que Mme de La Sablière « serait décédée non pas aux Incurables, rue de Sèvres, mais rue aux Vaches (aujourd'hui rue Rousselet) dans le quartier du Luxembourg ». D'autre part, suivant G. Desnoiresterres, se réfugier aux Incurables signifiait alors se réfugier dans le voisinage des Incurables ».

CHAPITRE VIII

LA FONTAINE ET LES ANCIENS

I. La Matrone d'Ephèse.

II. La Fontaine, Condé et les autres princes de Conti. — III. « Philémon et Baucis ». - IV. Autres imitations des anciens. — V. L'« épître à Huet » et la querelle des anciens et des modernes.

I

L'année même qui avait precédé sa réception à l'Académie, La Fontaine avait publié Belphegor, nouvelle en vers tirée de Machiavel et la Matrone d'Ephèse, inspirée de Pétrone. Le conte de la Matrone a trait, comme il arrive dans la plupart des ouvrages de cette manière, à l'inconstance des femmes. Saint-Evremond, touché par ce sujet, l'avait transcrit déjà dans l'une de ces proses qui émerveillaient Mme de Mazarin et qui, malgré les variations du temps, ne nous plaisent pas moins qu'à elle. Voltaire enfin, dans le moment qu'il nous peint Azora venant, pour satisfaire au désir de Cador, couper le nez à Zadig dans son tombeau, a repris pour lui ce sujet de la Matrone. Mais, au mal marié, au Bonhomme La Fontaine, il appartenait plus qu'à d'autres de dégager d'un pareil motif la philosophie railleuse et amère.

LA MATRONE D'ÉPHÈSE

S'il est un conte usé, commun, et rebattu,
C'est celui qu'en ces vers j'accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu?

Qui t'engage à cette entreprise?

N'a-t-elle point déjà produit assez d'écrits?
Quelle grâce aura ta matrone

Au prix de celle de Pétrone?

Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits?
Sans répondre aux censeurs, car c'est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l'aurai rajeunie.

Dans Éphèse, il fut autrefois

Une dame en sagesse et vertu sans égale,
Et, selon la commune voix,

Ayant su raffiner sur l'amour conjugale.
Il n'était bruit que d'elle et de sa chasteté ;
On l'allait voir par rareté;

C'était l'honneur du sexe : heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l'alléguait pour patron;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie :
D'elle descendent ceux de La Prudoterie,
Antique et célèbre maison.

Son mari l'aimait d'amour folle.
Il mourut. De dire comment,

Ce serait un détail frivole.

Il mourut; et son testament

N'était plein que de legs qui l'auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d'un mari
Amoureux autant que chéri.

Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n'abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu'elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci, par ses cris, mettait tout en alarme :
Celle-ci faisait un vacarme,

Un bruit, et des regrets à percer tous les cœurs,
Bien qu'on sache qu'en ces malheurs,

De quelque désespoir qu'une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte;
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l'affligée
Que tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pécher par leur excès :
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée (1).

(1) Rengrégée, augmentée.

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