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L'autre seau tenait suspendu.

Voilà l'animal descendu,

Tiré d'erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine :

Car comment remonter, si quelque autre affamé,
De la même image charmé,

Et succédant à sa misère,

Par le même chemin ne le tirait d'affaire?

Deux jours s'étaient passés sans qu'aucun vînt au puits.
Le temps, qui toujours marche, avait pendant deux nuits
Échancré, selon l'ordinaire,

De l'astre au front d'argent la face circulaire.
Sire Renard était désespéré.

Compère loup, le gosier altéré,

Passe par là. L'autre dit : « Camarade,
Je vous veux régaler : voyez-vous cet objet?
C'est un fromage exquis. Le dieu Faune l'a fait :
La vache lo donna le lait.
Jupiter, s'il était malade,

Reprendrait l'appétit en tâtant d'un tel mets.
J'en ai mangé cette échancrure;

Le reste vous sera suffisante pâture.

Descendez dans un seau que j'ai mis là exprès. »
Bien qu'au moins mal qu'il pût il ajustât l'histoire,
Le loup fut un sot de le croire :

Il descend; et son poids emportant l'autre part,
Reguinde en haut maître renard.

Ne nous en moquons point: nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement;

Et chacun croit fort aisément

Ce qu'il craint et ce qu'il désire.

FABLE VII.

Le Paysan du Danube (1).

Il ne faut point juger des gens sur l'apparence.
Le conseil en est bon; mais il n'est pas nouveau.

(1) La Fontaine aurait emprunté le sujet de cette fable à l'ouvrage d'Antonio de Guevara intitulé: Marc-Aurèle et l'horloge des Princes (15 29.) « Au dix-septième siècle, dit M. Clément, Cassandre emprunta à Guevara ou à ses traducteurs le récit du Paysan du Danube et le plaça dans ses Parallèles historiques qui parurent

Jadis l'erreur du souriceau

Me servit à prouver le discours que j'avance :
J'ai, pour le fonder à présent,
Le bon Socrate, Ésope, et certain paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.

On connaît les premiers: quant à l'autre, voici
Le personnage en raccourci.

Son menton nourrissait une barbe touffue;
Toute sa personne velue

Représentait un ours, mais un ours mal léché :
Sous un sourcil épais il avait l'œil caché,
Le regard de travers, nez tordu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre,

Et ceinture de joncs marins.

Cet homme ainsi bâti fut député des villes
Que lave le Danube. Il n'était point d'asiles
Où l'avarice des Romains

Ne pénétrât alors et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue :
«< Romains, et vous sénat assis pour m'écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m'assister :
Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris!
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice :

Faute d'y recourir, on viole leurs lois.

Témoin nous, que punit la romaine avarice :
Rome est, par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L'instrument de notre supplice.

Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse, en sa colère,

Nos esclaves à votre tour.

Et pourquoi sommes-nous les vôtres? Qu'on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.

en 1680, mais dont La Fontaine prit certainement connaissance avant d'écrire luimême sa fable... La Fontaine a pris à l'auteur espagnol les matériaux de son œuvre, jusqu'aux arguments du discours, jusqu'à ces mots qui peignent sur le vif la personne hirsute et velue du sauvage. »

Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers?
Pourquoi venir troubler une innocente vie?

Nous cultivions en paix d'heureux champs ; et nos mains
Étaient propres aux arts ainsi qu'au labourage.
Qu'avez-vous appris aux Germains?

Ils ont l'adresse et le courage :

S'ils avaient eu l'avidité,

Comme vous, et la violence,

Peut-être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
N'entre qu'à peine en la pensée.

La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée ;

Car sachez que les immortels

Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils n'ont devant les yeux que des objets d'horreur,
De mépris d'eux et de leurs temples,

D'avarice qui va jusques à la fureur.

Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome : La terre et le travail de l'homme

Font pour les assouvir des efforts superflus

Retirez-les on ne veut plus

:

Cultiver pour eux les campagnes.

Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ;
Nous laissons nos chères compagnes;

Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu'elle opprime.
Quant à nos enfans déjà nés,

Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos préteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les ils ne nous apprendront
Que la mollesse et que le vice;

Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d'avarice.

C'est tout ce que j'ai vu dans Rome à mon abord.
N'a-t-on point de présent à faire,

Point de pourpre à donner? c'est en vain qu'on espère
Quelque refuge aux lois encor leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fort
Doit commencer à vous déplaire.

Je finis. Punissez de mort

Une plainte un peu trop sincère. »

A ces mots, il se couche; et chacun étonné
Admire le grand cœur, le bon sens, l'éloquence,
Du sauvage ainsi prosterné.

On le créa patrice; et ce fut la vengeance
Qu'on crut qu'un tel discours méritait. On choisit
D'autres préteurs; et par écrit

Le sénat demanda ce qu'avait dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à Rome
Cette éloquence entretenir.

Comment Jean-Jacques Rousseau, qui ne comprit jamais rien à La Fontaine, resta-t-il insensible à de pareils accents? Et comment, lui qui devait écrire le fameux Discours sur l'inégalité, ne médita-t-il point la rude moralité de la fable VI du X livre : l'Araignée et l'Hirondelle :

Jupin, pour chaque état, mit deux tables au monde :
L'adroit, le vigilant et le fort sont assis

A la première; et les petits

Mangent leur reste à la seconde.

Malgré des traits capables, comme ceux-ci, de froisser plus d'un des privilégiés de ce temps-là, le succès du nouveau recueil des Fables fut très vif. Dans une lettre, en date du 20 juillet 1679, adressée au comte de Bussy, Mme de Sévigné engageait son cousin à se procurer au plus vite l'ouvrage du poète. « Faites-vous, disait-elle, envoyer promptement les Fables de La Fontaine, elles sont divines. On croit d'abord en distinguer quelques-unes, et, à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. C'est une manière de narrer et un style à quoi l'on ne s'accoutume point.

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Quelqu'un qui ne s'y accoutumait pas davantage était Mme de La Sablière. Personne n'avait plus de goût pour les Fables et ne prenait plus de plaisir aux écrits du Bonhomme que cette bonne, imable et charmante femme.

CHAPITRE VII

LA FONTAINE ET MADAME DE LA SABLIÈRE

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1. Mme de La Sablière. II. La Fontaine nommé à l'Académie. III. Attachement de La Fontaine à sa protectrice.

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I

Ce que Mme Geoffrin sera aux écrivains et savants du dix-huitième siècle, Mme de La Sablière le fut à ceux du dix-septième; mais tandis que la bourgeoise, amie de Diderot et de d'Alembert, mettra quelque morgue à dominer les philosophes, l'épouse de M. Rambouillet de La Sablière n'apportera, dans le gouvernement des poètes, que modération, que douceur, qu'infinie bonté. « C'est, a écrit d'elle le fameux Bayle, une dame qui connaît le fin des choses et qui est connue partout pour son esprit extraordinaire. » La science et la poésie, assez souvent ennemies l'une de l'autre, avaient de quoi s'entendre en un cœur assez vaste pour tout admirer; quelque aimable et jeune que fût Mme de la Sablière elle ne laissait pas de s'intéresser aux plus arides des sciences. « Passant Armande en zèle pour les belles connaissances, elle allait, le matin, chez Dalancé faire des expériences au microscope, et le soir assistait, chez le médecin Vernay, à une dissection. A trente ans, elle était illustre. Le roi Sobieski, de passage à Paris, l'alla voir. Pour tout dire, c'était Vénus Uranie sur la terre (1). » La Fontaine n'a pas voulu signifier autre chose quand il a dit de l'esprit de cette dame que, « né du firmament », il avait

...

beauté d'homme avec grâces de femme.

(1) Anatole FRANCE.

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