L'autre seau tenait suspendu. Voilà l'animal descendu, Tiré d'erreur, mais fort en peine, Car comment remonter, si quelque autre affamé, Et succédant à sa misère, Par le même chemin ne le tirait d'affaire? Deux jours s'étaient passés sans qu'aucun vînt au puits. De l'astre au front d'argent la face circulaire. Compère loup, le gosier altéré, Passe par là. L'autre dit : « Camarade, Reprendrait l'appétit en tâtant d'un tel mets. Le reste vous sera suffisante pâture. Descendez dans un seau que j'ai mis là exprès. » Il descend; et son poids emportant l'autre part, Ne nous en moquons point: nous nous laissons séduire Et chacun croit fort aisément Ce qu'il craint et ce qu'il désire. FABLE VII. Le Paysan du Danube (1). Il ne faut point juger des gens sur l'apparence. (1) La Fontaine aurait emprunté le sujet de cette fable à l'ouvrage d'Antonio de Guevara intitulé: Marc-Aurèle et l'horloge des Princes (15 29.) « Au dix-septième siècle, dit M. Clément, Cassandre emprunta à Guevara ou à ses traducteurs le récit du Paysan du Danube et le plaça dans ses Parallèles historiques qui parurent Jadis l'erreur du souriceau Me servit à prouver le discours que j'avance : On connaît les premiers: quant à l'autre, voici Son menton nourrissait une barbe touffue; Représentait un ours, mais un ours mal léché : Et ceinture de joncs marins. Cet homme ainsi bâti fut député des villes Ne pénétrât alors et ne portât les mains. Faute d'y recourir, on viole leurs lois. Témoin nous, que punit la romaine avarice : Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour Nos esclaves à votre tour. Et pourquoi sommes-nous les vôtres? Qu'on me die en 1680, mais dont La Fontaine prit certainement connaissance avant d'écrire luimême sa fable... La Fontaine a pris à l'auteur espagnol les matériaux de son œuvre, jusqu'aux arguments du discours, jusqu'à ces mots qui peignent sur le vif la personne hirsute et velue du sauvage. » Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers? Nous cultivions en paix d'heureux champs ; et nos mains Ils ont l'adresse et le courage : S'ils avaient eu l'avidité, Comme vous, et la violence, Peut-être en votre place ils auraient la puissance, La majesté de vos autels Car sachez que les immortels Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples, D'avarice qui va jusques à la fureur. Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome : La terre et le travail de l'homme Font pour les assouvir des efforts superflus Retirez-les on ne veut plus : Cultiver pour eux les campagnes. Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ; Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux, Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés : Les Germains comme eux deviendront C'est tout ce que j'ai vu dans Rome à mon abord. Point de pourpre à donner? c'est en vain qu'on espère Je finis. Punissez de mort Une plainte un peu trop sincère. » A ces mots, il se couche; et chacun étonné On le créa patrice; et ce fut la vengeance Le sénat demanda ce qu'avait dit cet homme, Comment Jean-Jacques Rousseau, qui ne comprit jamais rien à La Fontaine, resta-t-il insensible à de pareils accents? Et comment, lui qui devait écrire le fameux Discours sur l'inégalité, ne médita-t-il point la rude moralité de la fable VI du X livre : l'Araignée et l'Hirondelle : Jupin, pour chaque état, mit deux tables au monde : A la première; et les petits Mangent leur reste à la seconde. Malgré des traits capables, comme ceux-ci, de froisser plus d'un des privilégiés de ce temps-là, le succès du nouveau recueil des Fables fut très vif. Dans une lettre, en date du 20 juillet 1679, adressée au comte de Bussy, Mme de Sévigné engageait son cousin à se procurer au plus vite l'ouvrage du poète. « Faites-vous, disait-elle, envoyer promptement les Fables de La Fontaine, elles sont divines. On croit d'abord en distinguer quelques-unes, et, à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. C'est une manière de narrer et un style à quoi l'on ne s'accoutume point. Quelqu'un qui ne s'y accoutumait pas davantage était Mme de La Sablière. Personne n'avait plus de goût pour les Fables et ne prenait plus de plaisir aux écrits du Bonhomme que cette bonne, imable et charmante femme. CHAPITRE VII LA FONTAINE ET MADAME DE LA SABLIÈRE 1. Mme de La Sablière. II. La Fontaine nommé à l'Académie. III. Attachement de La Fontaine à sa protectrice. I Ce que Mme Geoffrin sera aux écrivains et savants du dix-huitième siècle, Mme de La Sablière le fut à ceux du dix-septième; mais tandis que la bourgeoise, amie de Diderot et de d'Alembert, mettra quelque morgue à dominer les philosophes, l'épouse de M. Rambouillet de La Sablière n'apportera, dans le gouvernement des poètes, que modération, que douceur, qu'infinie bonté. « C'est, a écrit d'elle le fameux Bayle, une dame qui connaît le fin des choses et qui est connue partout pour son esprit extraordinaire. » La science et la poésie, assez souvent ennemies l'une de l'autre, avaient de quoi s'entendre en un cœur assez vaste pour tout admirer; quelque aimable et jeune que fût Mme de la Sablière elle ne laissait pas de s'intéresser aux plus arides des sciences. « Passant Armande en zèle pour les belles connaissances, elle allait, le matin, chez Dalancé faire des expériences au microscope, et le soir assistait, chez le médecin Vernay, à une dissection. A trente ans, elle était illustre. Le roi Sobieski, de passage à Paris, l'alla voir. Pour tout dire, c'était Vénus Uranie sur la terre (1). » La Fontaine n'a pas voulu signifier autre chose quand il a dit de l'esprit de cette dame que, « né du firmament », il avait ... beauté d'homme avec grâces de femme. (1) Anatole FRANCE. |