Ne serait rien que l'apprentic De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons, Passent les étangs sur des ponts, Fruit de leur art, savant ouvrage; Et nos pareils ont beau le voir, Jusqu'à présent tout leur savoir Est de passer l'onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu'un corps vide d'esprit, Jamais on ne pourra m'obliger à le croire : Mais voici beaucoup plus; écoutez ce récit,
Que je tiens d'un roi plein de gloire. Le défenseur du nord vous sera mon garant : Je vais citer un prince aimé de la Victoire ; Son nom seul est un mur à l'empire ottoman C'est le roi polonais (1). Jamais un roi ne ment. Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps; Le sang, qui se transmet des pères aux enfans, En renouvelle la matière.
Ces animaux, dit-il, sont germains du renard. Jamais la guerre avec tant d'art
Ne s'est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.
Corps de garde avancé, vedettes, espions, Embuscades, partis, et mille inventions D'une pernicieuse et maudite science, Fille du Styx, et mère des héros, Exercent de ces animaux
Le bon sens et l'expérience.
Pour chanter leurs combats, l'Achéron nous devrait Rendre Homère. Ah! s'il le rendait,
Et qu'il rendît aussi le rival d'Épicure (2), Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci? Ce que j'ai déjà dit; qu'aux bêtes la nature Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci; Que la mémoire est corporelle;
(1) Jean Sobieski, vainqueur des Turcs à Choczim en 1673. Ami de Condé et lui-même grand capitaine, il passa quelque temps à Paris, et visita Mme de La Sablière, chez laquelle connut La Fontaine.
Et que, pour en venir aux exemples divers Que j'ai mis en jour dans ces vers, L'animal n'a besoin que d'elle.
L'objet, lorsqu'il revient, va dans son magasin Chercher, par le même chemin, L'image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement, Sans le secours de la pensée, Causer un même événement. Nous agissons tout autrement : La volonté nous détermine,
Non l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine; Je sens en moi certain agent; Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent;
Il est distinct du corps, se conçoit nettement, Se conçoit mieux que le corps même : De tous nos mouvemens c'est l'arbitre suprême. Mais comment le corps l'entend-il?
C'est là le point. Je vois l'outil
Obéir à la main, mais la main, qui la guide? Eh! qui guide les cieux et leur course rapide? Quelque ange est attaché peut-être à ces grands corps. Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts; L'impression se fait : le moyen, je l'ignore;
On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité; Et, s'il faut en parler avec sincérité,
Descartes l'ignorait encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égauk : Ce que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux Dont je viens de citer l'exemple,
Cet esprit n'agit pas : l'homme seul est son temple. Aussi faut-il donner à l'animal un point
Que la plante après tout n'a point :
Cependant la plante respire.
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?
Deux rats cherchaient leur vie ; ils trouvèrent un œuf. Le dîner suffisait à gens de cette espèce :
Il n'était pas besoin qu'ils trouvassent un bœuf.
Pleins d'appétit et d'allégresse,
Ils allaient de leur œuf manger chacun sa part,
Quand un quidam parut : c'était maître renard; Rencontre incommode et fâcheuse :
Car comment sauver l'œuf? Le bien empaqueter, Puis des pieds de devant ensemble le porter, Ou le rouler, ou le traîner,
C'était chose impossible autant que hasardeuse. Nécessité l'ingénieuse
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvaient gagner leur habitation, L'écornifleur étant à demi-quart de lieue, L'un se mit sur le dos, prit l'œuf entre ses bras; Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas, L'autre le traîna par la queue.
Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit, Que les bêtes n'ont point d'esprit!
Pour moi, si j'en étais le maître,
Je leur en donnerais aussi bien qu'aux enfans. Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans? Quelqu'un peut donc penser ne se pouvant connaître. Par un exemple tout égal,
J'attribuerais à l'animal,
Non point une raison selon notre manière Mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort : Je subtiliserais un morceau de matière, Que l'on ne pourrait plus concevoir sans effort, Quintessence d'atome, extrait de la lumière, Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor Que le feu ; car enfin, si le bois fait la flamme, La flamme, en s'épurant, peut-elle pas de l'âme Nous donner quelque idée? et scrt-il pas de l'or Des entrailles du plomb? Je rendrais mon ouvrage Capable de sentir, juger, rien davantage,
Sans qu'un singe jamais fît le moindre argument. A l'égard de nous autres hommes,
Je ferais notre lot infiniment plus fort;
Nous aurions un double trésor :
L'un, cette âme pareille en tous tant que nous sommes, Sages, fous, enfans, idiots,
Hôtes de l'univers sous le nom d'animaux ;
L'autre, encore une autre âme, entre nous et les anges
Commune en un certain degré; Et ce trésor à part créé
Suivrait parmi les airs les célestes phalanges, Entrerait dans un point sans en être pressé, Ne finirait jamais quoique ayant commencé : Choses réelles quoique étranges.
Tant que l'enfance durerait,
Cette fille du ciel en nous ne paraîtrait Qu'une tendre et faible lumière : L'organe étant plus fort, la raison percerait Les ténèbres de la matière,
Qui toujours envelopperait
L'autre âme imparfaite et grossière.
FABLE III. La Tortue et les deux Canards.
Une tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays. Volontiers on fait cas d'une terre étrangère ; Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux canards, à qui la commère Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu'ils avaient de quoi la satisfaire « Voyez-vous ce large chemin?
Nous vous voiturerons, par l'air, en Amérique : Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple; et vous profiterez Des différentes mœurs que vous remarquerez. Ulysse en fit autant. » On ne s'attendait guère De voir Ulysse en cette affaire. La tortue écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton. << Serrez bien, dirent-ils, gardez de lâcher prise. » Puis chaque canard prend ce bâton par un bout. La tortue enlevée, on s'étonne partout
De voir aller en cette guise L'animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l'un et l'autre oison. « Miracle! criait-on: venez voir dans les nues
Passer la reine des tortues.
La reine! vraiment oui : je la suis en effet ; Ne vous en moquez point. » Elle eût beaucoup mieux fait De passer son chemin sans dire aucune chose; Car, lâchant le bâton en desserrant les dents, Elle tombe, elle crève aux pieds des regardans. Son indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil et sotte vanité, Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage: Ce sont enfans tous d'un lignage.
FABLE VI. Le Loup et le Renard (1).
Mais d'où vient qu'au renard Ésope accorde un point, C'est d'exceller en tours pleins de matoiserie?
J'en cherche la raison, et ne la trouve point. Quand le loup a besoin de défendre sa vie, Ou d'attaquer celle d'autrui.
N'en sait-il pas autant que lui?
Je crois qu'il en sait plus; et j'oserais peut-être Avec quelque raison contredire mon maître. Voici pourtant un cas où tout l'honneur échut A l'hôte des terriers. Un soir il aperçut
La lune au fond d'un puits : l'orbiculaire image Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément :
Notre renard, pressé par une faim canine, S'accommode en celui qu'au haut de la machine
(1) Inspiré du Roman de Renart : « Si comme Renart fist avaler (descendre) Ysengrin (le loup) dedenz le puis.
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