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Dame mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.

Après bien du travail, le coche arrive au haut.
<< Respirons maintenant ! dit la mouche aussitôt :
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine,
Çà, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine » (1).

Ainsi certaines gens, faisant les empressés
S'introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés.

FABLE X. La Laitière et le Pot au Lait.

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé sur un coussinet,

Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée,
Comptait déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait ; en employait l'argent;
Achetait un cent d'œufs; faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
« Il m'est, disait-elle, facile

D'élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile

S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable :
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée :

Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée.

(1) M. Frédéric Henriet (Les Campagnes d'un paysagiste) écrit que c'est à Mery, près de la Ferté-sous-Jouarre, que La Fontaine trouva l'inspiration de la présente fable. Il nous est arrivé d'avoir eu, de notre côté, la mème intuition que M. Henriet. (Voir Portraits français, 2o série, le Voyage de La Fontaine, 1906.)

La dame de ces biens, quittant d'un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,

Va s'excuser à son mari,

En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait;

On l'appela le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne?

Qui ne fait châteaux en Espagne?

Picrochole (1), Pyrrhus, la laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous.

Chacun songe en veillant; il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;
Tout le bien du monde est à nous,

Tous les honneurs, toutes les femmes.

Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le sophi;

On m'élit roi, mon peuple m'aime;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même?
Je suis gros Jean comme devant.

FABLE XI. Le Curé et le Mort.

Un mort s'en allait tristement
S'emparer de son dernier gîte;
Un curé s'en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
Notre défunt était en carrosse porté,
Bien et dûment empaqueté,

Et vêtu d'une robe, hélas! qu'on nomme bière,

Robe d'hiver, robe d'été,

(1) Au nombre des auteurs qui ont traité ce sujet de la Laitière (dans le Gargantua de Rabelais, chap. xxxш il s'agit d'un cordonnier) il faut citer, au premier rang, l'auteur des Nouvelles récréations et joyeux devis : Bonaventure Des Périers. Parmi tous les projets en Espagne que la bonne «< fame de Des Périers ne manque pas de faire, il y a celui de l'achat de la jument « qui porteroit un beau poulain, lequel croistroit et deviendroit tant gentil : il saulteroit et feroit hin. Et, en disant, la bonne fame, de l'aise qu'elle avoit en son compte, se print à faire la ruade que feroit son poulin, et, en se faisant, sa portée de laict va tomber et se respandit toute. Et voilà ses œufs, ses poussins, ses chapons, ses cochons, sa jument, son poulain, tous par terre... »

Que les morts ne dépouillent guère.
Le pasteur était à côté

Et récitait, à l'ordinaire,
Maintes dévotes oraisons,
Et des psaumes et des leçons,

Et des versets et des répons :
<< Monsieur le mort, laissez-nous faire,
On vous en donnera de toutes les façons;
Il ne s'agit que du salaire. >>

Messire Jean Chouart couvait des yeux son mort,
Comme si l'on eût dû lui ravir ce trésor;
Et, des regards, semblait lui dire :
<< Monsieur le mort, j'aurai de vous
Tant en argent, et tant en cire,
Et tant en autres menus coûts. »
Il fondait là-dessus l'achat d'une feuillette
Du meilleur vin des environs :
Certaine nièce assez proprette
Et sa chambrière Pâquette
Devaient avoir des cotillons.
Sur cette agréable pensée

Un heurt survient : adieu le char,
Voilà messire Jean Chouart

Qui du choc de son mort a la tête cassée :
Le paroissien en plomb entraîne son pasteur;.
Notre curé suit son seigneur ;

Tous deux s'en vont de compagnie.
Proprement toute notre vie

Est le curé Chouart qui sur son mort comptait,
Et la fable du Pot au lait (1).

(1) Mme de Sévigné (lettre du 26 février 1672) a rapporté l'origine de cette fable. « M. de Boufflers, écrit-elle, a tué un homme après sa mort. Il était dans sa bière et en carrosse; on le menait à une lieue de Boufflers pour l'enterrer; son curé était avec le corps. On verse; la bière coupe le cou au pauvre curé. » Mme de Sévigné revient la-dessus quelques jours après : « Voilà, dit-elle, une petite fable de La Fontaine qu'il a faite sur l'aventure du curé de M. de Boufflers. Cette aventure est bizarre; la fable est jolie... >>

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LIVRE HUITIEME

FABLE II. Le Savetier et le Financier.

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était merveille de le voir,

Merveille de l'ouïr; il faisait des passages,

Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor :
C'était un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait;
Et le financier se plaignait

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fit venir

Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire (1),
Que gagnez-vous par an? — Par an! ma foi, monsieur,
Dit avec un ton de rieur

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année;

Chaque jour amène son pain.

Eh bien! que gagnez-vous, dites-moi, par journée?
Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes :

(1) Le ballet des Rieurs du Beau-Richard, non moins que le conte du Savetier (Contes, liv. 1er), nous donnèrent toute la mesure de la malice du savetier de La Fontaine. C'est encore Bonaventure Des Périers qui peignit, sous les traits du savetier Blondeau, l'un des ancêtres du bonhomme Grégoire.

L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé

De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »
Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit : « Je veux vous mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus; gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin. »

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,
Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre-
L'argent, et sa joie à la fois.

Plus de chant: il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis;

Il eût pour hôtes les soucis,

Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait l'œil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
<< Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme;
Et reprenez vos cent écus. »

FABLE XIII. Tircis et Amarante.

POUR MADEMOISELLE DE SILLERY (1)

J'avais Ésope quitté,

Pour être tout à Boccace (2),

Mais une divinité

Veut revoir sur le Parnasse

Des fables de ma façon.

Or, d'aller lui dire « Non »>,

Sans quelque valable excuse,

(1) Fille du marquis de Sillery et nièce de l'auteur des Maximes, Mlle de Sillery épousa, par la suite, M. de Thibergeau. La dédicace que La Fontaine Jui a faite de cette table n'est que l'une des marques de l'attachement du fabuliste à M. de La Rochefoucauld et à sa famille. Voltaire admirait beaucoup le sujet de Tircis et Amarante.

(2) C'est-à-dire qu'il avait, un moment, laissé les Fables pour se remettre à

ses Contes.

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