Page images
PDF
EPUB

Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient les deux pauvres servantes.

L'une entr'ouvrait un œil, l'autre étendait un bras
Et toutes deux, très-mal contentes,

Disaient entre leurs dents : « Maudit coq! tu mourras ! »
Comme elles l'avaient dit, la bête fut grippée :
Le réveille-matin eut la gorge coupée.

Ce meurtre n'amenda nullement leur marché :
Notre couple, au contraire, à peine était couché
Que la vieille, craignant de laisser passer l'heure,
Couroit comme un lutin par toute sa demeure (1).

C'est ainsi que, le plus souvent,
Quand on pense sortir d'une mauvaise affaire,
On s'enfonce encor plus avant :
Témoin ce couple et son salaire.
La vieille, au lieu du coq, les fit tomber par là
De Charybde en Scylla.

LIVRE SIXIÈME

FABLE V. Le Cochet, le Chat et le Souriceau.

Un souriceau tout jeune, et qui n'avait rien vu,
Fut presque pris au dépourvu.

Voici comme il conta l'aventure à sa mère :

« J'avais franchi les monts qui bornent cet État,
Et trottais comme un jeune rat

Qui cherche à se donner carrière,

Lorsque deux animaux m'ont arrêté les yeux :
L'un doux, bénin, et gracieux,

(1) Taine compare fort joliment tout le détail de cette fable à certains des intérieurs si pittoresque d'Ostade et de Teniers. C'est la même façon de peindre à petites touches chaudes et vraies; c'est le même sentiment et le même art.

Et l'autre turbulent, et plein d'inquiétude;
Il a la voix perçante et rude,

Sur la tête un morceau de chair,
Une sorte de bras dont il s'élève en l'air
Comme pour prendre sa volée,

La queue en panache étalée. »

Or, c'était un cochet dont notre souriceau
Fit à sa mère le tableau

Comme d'un animal venu de l'Amérique.
«Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,

Que moi, qui grâce aux dieux de courage me pique,
En ai pris la fuite de peur,

Le maudissant de très-bon cœur ;

Sans lui j'aurais fait connaissance

Avec cet animal qui m'a semblé si doux :
Il est velouté comme nous,

Marqueté, longue queue, une humble contenance
Un modeste regard, et pourtant l'œil luisant (1).
Je le crois fort sympathisant

Avec messieurs les rats; car il a des oreilles
En figure aux nôtres pareilles.

Je l'allais aborder, quand d'un son plein d'éclat
L'autre m'a fait prendre la fuite.

Mon fils, dit la souris, ce doucet est un chat,
Qui, sous son minois hypocrite,

Contre toute ta parenté

D'un malin vouloir est porté.

(1) Ce portrait du chat est admirable. La Fontaine ne laisse point d'affubler le chat des qualificatifs les plus caressants, les plus onctueux, les plus fins et souples. Tantôt c'est un doucet, un dévot ermite,

Un chat faisant la chattemite

Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras...

(Le chat, la belette et le petit lapin, liv. VII, fab. 16.)

D'autres fois, c'est Raton (Le Singe et le Chat, liv. IX, fab. 16); Raminagrobis (le Vieux Chat et la jeune Souris, liv. XII, fabl. 5); Rodilard ou Rodilardus (Conseil tenu par les Rats, livr. II, fab. 2), surnom emprunté à Rabelais. Enfin, c'est notre maître Mitis (le Chat et un vieux Rat, liv. III, fab. 18) nom modeste et « Soueve »> qui enchantait le vieux Bonaventure des Périers : « Il y a bien, disait-il, pour nommer les chats un meilleur mot (que catus ou felis, c'est Mitis...» (XXIII nouvelle). A propos de Rommagrobis ou Rominagrobis M. Anatole France nous fait souvenir que Voiture, qui l'estimait fort, disait que «< les plus beaux chats d'Espagne ne sont que des chats brûlés au prix de lui».

[ocr errors]

L'autre animal, tout au contraire,
Bien éloigné de nous mal faire,

Servira quelque jour peut-être à nos repas.
Quant au chat, c'est sur nous qu'il fonde sa cuisine.

Garde-toi, tant que tu vivras,
De juger des gens sur la mine. »

morals La Fontaine, dans les Fables, peint les mœurs, non des bêtes mais des gens. Taine, qui a écrit là-dessus le meilleur livre, n'hésite point à placer les Fables à côté des Caractères de La Bruyère, des Mémoires de Saint-Simon; ce sont, nous donne-t-il à entendre, les mêmes personnages, c'est la même société; selon lui, quand le fabuliste décrit le lion, c'est le roi qu'il entend peindre; l'éléphant est un prince du sang, l'ours un hobereau, le renard un courtisan, le chien de riche un gentilhomme-servant et la mouche empressée un petit-maître. Et quel art ont ces portraits, quelle finesse et quelle vérité présentent ces caractères! Comme le trait est juste, qu'il a de naturel!« C'est par cette précision et cette minutie que des œuvres d'imagination deviennent des documents d'histoire. » (TAINE.)

Le Bonhomme, malgré sa modestie, savait bien ce que valent ses Fables!« Ces badineries, disait-il, ne sont telles qu'en apparence », ou encore : « L'apparence en est puérile» (Dédicace). Certes! mais c'est le fond qui est solide, c'est le sens qui est profond, c'est la pensée qui est belle! Chamfort, nommant La Fontaine, parle de « la facilité insinuante de sa morale,». C'est donc que l'auteur ne fait point de la morale une chose rebutante; il l'amène à la fin habilement, l'insinue comme dit Chamfort. Ainsi l'entendait Marie de France, Marie de Compiègne, l'auteur des Lais et d'un Ysopet, quand elle écrivait déjà, en son temps : « Il n'y a fable ni folie où il n'y ait philosophie,

Les bêtes sont bien plus nombreuses que les hommes dans les Fables; mais, tout en représentant ceux-ci au figuré, elles ne sont point pour cela, « oisons bridez, lièvres cornuz, canes bastées, boucs volants >> échappés de la bassecour des philosophes; ce sont bel et bien de vraies bêtes; beaucoup d'entre elles ont la saveur rurale, et comme Mère l'Oye, comme les héros du Roman de Renart, la plupart sortent de vrais villages, arrivent de campagnes telles que le Bonhomme en connut dans l'enfance. L'humeur joviale, l'esprit plaisant, finaud de beaucoup de ces rustres ne sont pas éloignés de la nature de nos paysans; même à la ville ils conservent cet enjouement de leur pays, cette raillerie adroite qui leur permettent de critiquer les gens sans les fâcher. De là, grâce à cette liberté dans les gestes et dans les paroles, à cette audace dans les jugements, ce ton de << badinerie » si délicieux, cette bonhomie bienveillante et délicate. Je n'appelle pas gaieté ce qui excite à rire, dit le Bonhomme lui-même; mais un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux. »

Le monde est vieux, dit-on ; je le crois : cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.

(Le Pouvoir des fables.)

Voilà donc le secret du grand pouvoir de ces chefsd'œuvre : ils moralisent tout en amusant. Le sujet, dans les Fables, se raconte vite. « Il n'y faut pas appuyer », dit Taine; cela a de la légèreté, de l'impromptu; « deux mots suffisent à La Fontaine »; mais ces mots sont justes, expressifs; ils frappent l'âme aussi bien de l'enfant que du vieillard. Il en est comme Voltaire qui se sentiront toute leur vie de cette lecture (1); par l'aisance du langage, la vigueur et l'acuité du trait, la vérité du dialogue, beaucoup se souviendront d'avoir dû aux Fables le premier éveil de leur esprit.

(1) « A trois ans, l'abbé de Châteauneuf faisait bégayer à Voltaire les Fables de La Fontaine. >> (DESNOIRESTERRES.)

[blocks in formation]

amis.

[ocr errors]

AUX « ÉLÉGIES »

I. Du sentiment de l'amitié chez La Fontaine; la société des quatre
II. Les « Amours de Psyché et de Cupidon ».
III. Du paysage à propos d' « Adonis ». IV. Les « Élégies ».

M. Émile Faguet, parlant de ce sentiment de l'amitié qui inspira tant de belles pages à l'auteur des Fables, a pu écrire un jour : « La Fontaine aima, dès sa première jeunesse, d'une passion toute franche et pleine, où tout son caractère se montre, d'une passion infiniment douce, sans exigences et sans jalousies, qui en faisait un ami délicieux. » Nul, en effet, ne se livra plus complètement ni d'un cœur plus entier à ses amis; nul n'apporta plus de fidélité ni plus de chaleur dans l'affection. Dans la fable du Corbeau, de la gazelle, de la tortue et du rat, offerte à Mme de La Sablière, La Fontaine a exprimé toute la force et le pouvoir d'un attachement aussi élevé et aussi tendre:

Que n'ose et que ne peut l'amitié violente!

Cet autre sentiment que l'on appelle amour
Mérite moins d'honneur...

Au cours de quelques autres pages non moins touchantes que celle-ci, notamment dans les Deux Amis, dans la

« PreviousContinue »