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Je t'en veux dire un trait assez bien inventé :
Autrefois à Racan Malherbe l'a conté (1).

Ces deux rivaux d'Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d'Apollon, nos maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : « Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je? il est temps que j'y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance :
Dois-je dans la province établir mon séjour?

Prendre emploi dans l'armée, ou bien charge à la cour?
Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes :
La guerre a ses douceurs, l'hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter (2);
Mais j'ai les miens, la cour, le peuple, à contenter. »>
Malherbe là-dessus : « Contenter tout le monde !
Écoutez ce récit avant que je réponde.

J'ai lu dans quelque endroit qu'un meunier et son fils,
L'un vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur âne, un certain jour de foire.
Afin qu'il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit;

Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens! idiots! couple ignorant et rustre !
Le premier qui les vit de rire s'éclata :

« Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là?
«Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense. »
Le meunier, à ces mots, connaît son ignorance;
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.

L'âne, qui goûtait fort l'autre façon d'aller,

Se plaint en son patois. Le meunier n'en a cure.
Il fait monter son fils, il suit : et, d'aventure,

(1) Voir le récit de Malherbe adressé à Racan: Il y avait un bonhomme âgé d'environ cinquante ans qui avoit un fils qui n'en avoit que treize ou quatorze. Ils n'avoient, pour tous deux, qu'un petit âne pour les porter en un long voyage qu'ils entreprenoient. »

(2) Buter atteindre au but : « Toutes mes volontés ne butent qu'à vous plaire.» MOLIÈRE. L'Étourdi (V. III.

Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut. Le plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put : « Oh là! oh! descendez, que l'on ne vous le dise, << Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise! « C'était à vous de suivre, au vieillard de monter. «< Messieurs, dit le meunier, il vous faut contenter. » L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte; Quand trois filles passant, l'une dit : « C'est grand'honte Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,

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<< Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,

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<< Fait le veau sur son âne, et pense être bien sage. Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge : << Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez. » Après maints quolibets coup sur coup renvoyés, L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe; Au bout de trente pas, une troisième troupe

Trouve encore à gloser. L'un dit : « Ces gens sont fous! « Le baudet n'en peut plus; il mourra sous leurs coups. « Eh quoi! charger ainsi cette pauvre bourrique! << N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique? << Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau. Parbleu ! dit le meunier, est bien fou du cerveau « Qui prétend contenter tout le monde et son père.

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<< Essayons toutefois si par quelque manière

« Nous en viendrons à bout. » Ils descendent tous deux L'âne se prélassant marche seul devant eux.

Un quidam les rencontre, et dit : « Est-ce la mode « Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode? « Qui de l'âne ou du maître est fait pour se lasser? « Je conseille à ces gens de le faire enchâsser. << Ils usent leurs souliers, et conservent leur âne! << Nicolas, au rebours: car, quand il va voir Jeanne << Il monte sur sa bête; et la chanson (1) le dit, << Beau trio de baudets! » Le meunier repartit :

(1) Voilà cette chanson :

Adieu, cruelle Jeanne;
Si vous ne m'aimez pas,

Je monte sur mon âne

Pour galoper au trépas.
Courez, ne bronchez pas,
Nicolas;

Surtout n'en revenez pas.

« Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue; « Mais que dorénavant on me blâme, on me loue, « Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien,

J'en veux faire à ma tête. » Il le fit, et fit bien. Quant à vous, suivez Mars, ou l'Amour ou le prince; Allez, venez, courez; demeurez en province; Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement, Les gens en parleront, n'en doutez nullement. »

FABLE XI. Le Renard et les Raisins (1).

Certain renard gascon, d'autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille
Des raisins, mûrs apparemment,

Et couverts d'une peau vermeille.
Le galant en eût fait volontiers un repas;

Mais comme il n'y pouvait atteindre :

« Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »

Fit-il pas mieux que de se plaindre?

LIVRE QUATRIÈME

FABLE II. Le Berger et la Mer (2).

Du rapport d'un troupeau, dont il vivait sans soins
Se contenta longtemps un voisin d'Amphitrite.
Si sa fortune était petite,

Elle était sûre tout au moins.

A la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu'il vendit son troupeau,
Trafiqua de l'argent, le mit entier sur l'eau.

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Cet argent périt par naufrage.

Son maître fut réduit à garder les brebis,

Non plus berger en chef comme il était jadis,
Quand ses propres moutons paissaient sur le rivage.
Celui qui s'était vu Coridon ou Tircis,

Fut Pierrot, et rien davantage.

Au bout de quelque temps il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine;

Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux :
« Vous voulez de l'argent, ô mesdames les Eaux!
Dit-il; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre
Ma foi! vous n'aurez pas le nôtre. »

Ceci n'est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité

Pour montrer, par expérience,
Qu'un sou, quand il est assuré,

Vaut mieux que cinq en espérance;

Qu'il se faut contenter de sa condition;
Qu'aux conseils de la mer et de l'ambition
Nous devons fermer les oreilles.

Pour un qui s'en louera, dix mille s'en plaindront.
La mer promet monts et merveilles :
Fiez-vous-y; les vents et les voleurs viendront.

FABLE IV.

Le Jardinier et son Seigneur.

Un amateur de jardinage,
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédait en certain village

Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avait de plant vif fermé cette étendue :
Là croissaient à. plaisir l'oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmin d'Espagne, et force serpolet (1).
Cette félicité par un lièvre troublée

(1) Quelle gracieuse description, dans ce passage, d'un jardinet rural au dixseptième siècle! Le jardin de Boileau à Auteuil, le potager de Reguard à Grillon n'inspireront pas à leurs possesseurs de pages plus vives et plus fraîches.

Fit qu'au seigneur du bourg notre homme se plaignit :

« Ce maudit animal vient prendre sa goulée

Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit;

Les pierres, les bâtons, y perdent leur crédit :
Il est sorcier, je crois. Sorcier! je l'en défie,
Repartit le seigneur : fût-il diable, Miraut,
En dépit de ses tours, l'attrapera bientôt.
Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie.
Et quand?

Et dès demain, sans tarder plus longtemps.

La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.

« Çà, déjeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres? La fille du logis, qu'on vous voie ; approchez :

Quand la marîrons-nous? quand aurons-nous des gendres?
Bonhomme, c'est ce coup qu'il faut, vous m'entendez,
Qu'il faut fouiller à l'escarcelle. »>

Disant ces mots, il fait connaissance avec elle,
Auprès de lui la fait asseoir,

Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir;
Toutes sottises dont la belle

Se défend avec grand respect :

Tant qu'au père à la fin cela devient suspect.
Cependant on fricasse, on se rue en cuisine.

<«< De quand sont vos jambons? ils ont fort bonne mine. Monsieur, ils sont à vous. Vraiment, dit le seigneur, Je les reçois, et de bon cœur. »

Il déjeune très-bien; aussi fait sa famille,

Chiens, chevaux, et valets, tous gens bien endentés :
Il commande chez l'hôte, y prend des libertés,
Boit son vin, caresse sa fille.

L'embarras des chasseurs succède au déjeuné.
Chacun s'anime et se prépare;

Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bonhomme est étonné.
Le pis fut que l'on mit en piteux équipage
Le pauvre potager: adieu planches, carreaux;
Adieu chicorée et poireaux;

Adieu de quoi mettre au potage.

Le lièvre était gîté dessous un maître chou.

On le quête; on le lance (1): il s'enfuit par un trou

(1) On le quête; on le lance... termes de vénerie; c'est-à-dire on cherche la piste de la bête, on la fait lever de l'endroit où elle se cache.

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