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pulation, et tous les partisans du produit net, ne firent qu'entrevoir quelques vérités de détail au milieu d'une foule d'erreurs. La science de l'économie politique proprement dite devoit naître plus tard; mais les écrits de Montesquieu et de Jean-Jacques avoient fixé l'attention sur les principes de gouvernement et de droit public. Mabli se distingua dans cette sorte d'étude; malheureusement son enthousiasme pour l'antiquité grecque et romaine, et son vertueux mépris pour l'égoïsme et l'inertie de ses contemporains, ôtent en grande partie à ses ouvrages l'utilité que son siècle auroit pu en retirer. Dans ses Observations sur l'histoire de France, écrites d'ailleurs d'un style peu agréable, il ne rend pas assez de justice aux anciennes constitutions de son pays, il embrasse le passé dans la proscription du présent ; mais on estime, dans ses Entretiens de Phocion, l'homme de bien qui voulut faire dépendre la politique de la morale.

Le regne de Louis XVI vit naître des travaux plus positifs. Forbonnais traita savamment des finances; Turgot se montra plus avancé que les autres économistes dont il avoit d'ailleurs embrassé les doctrines; Necker éclaira la théorie par la pratique, et tandis que ses écrits sur le revenu public et ses discussions avec Calonne rendoient accessible au vulgaire une science qui jusqu'alors avoit été un mystère pour lui, son Traité de l'importance des opinions religieuses réunissoit à une morale pure et touchante un style élevé quoiqu'un peu emphatique. On ne peut donner ici un aperçu, même rapide, de tous les ouvrages de circonstance que fit naître l'approche de la révolution françoise, de tous les pamphlets qui préparèrent alors les travaux des assemblées législatives. Deux noms cependant se distinguent dans la foule. Dans l'Essai sur les priviléges, et dans la fameuse brochure : Qu'est-ce que le Tiers-État? Sieyes embellissoit une invincible dialectique par une expression pleine d'énergie et d'originalité. Dans le livre des Lettres de cachet, dans ses Conseils aux républicains des États-Unis, aux Bataves sur le Stathoudérat, à Frédéric-Guillaume, dans l'Essai sur le despotisme, et dans un grand nombre d'autres écrits, Mirabeau préludoit à cette foudroyante éloquence qui devoit le placer à la tête de nos orateurs politiques.

Sans rester étrangère aux questions de gouvernement et d'administration, l'influence des encyclopédistes et des philosophes se fit mieux sentir dans la métaphysique, la morale, les sciences mathématiques et naturelles. Assurément il y avoit quelque chose d'imposant dans cette réunion des savants et des littérateurs de France, associant leurs études et leurs efforts pour fixer le point où étoient parvenues de leur temps toutes les connoissances humaines : c'étoit un utile et magnifique héritage à léguer à l'avenir. On doit avouer que ce grand travail est resté incomplet sous plusieurs rapports; quelques branches ont été négligées; il règne dans d'autres une confusion nuisible; en obéissant trop aveuglément aux opinions et aux préjugés du jour, les rédacteurs sont souvent tombés dans de graves erreurs; mais lorsqu'on songe aux obstacles de tout genre qui ont entravé la marche de l'Encyclopédie, sans cesse harcelée par l'autorité, on s'étonne qu'elle ait pu être menée à terme, et l'on admire davantage la supériorité de plusieurs parties.

Le plus ardent promoteur de cette immense entreprise, l'homme qui lui donna la vie et la suivit dans sa carrière avec une infatigable constance, ce fut Diderot. Diderot est, après Voltaire, le génie le plus universel du 18me siècle, l'écrivain le plus éloquent après Rousseau; peut-être même a-t-il été plus éminemment artiste que l'un et l'autre. Parmi les idées qu'aujourd'hui l'on nous donne comme nouvelles dans la littérature et les arts, il en est peu qu'il n'ait aperçues et jetées çà et là avec une verve toute particulière. Mais il ne put jamais élaborer toutes ces conceptions qui bouillonnoient confusément dans son esprit. L'incohérence est son caractère distinctif. D'ailleurs il mit de la chaleur jusque dans les désespérantes doctrines de son aride métaphysique, et de la poésie jusque dans sa prosaïque théorie du drame; on ne se lasse point d'admirer la variété féconde et entraînante qui anime sa Correspondance avec Grimm, ses Lettres à Mme Voland dernièrement découvertes, son Examen des salons de peinture, etc. Nul autre n'eut autant de spontanéité, pour ainsi dire, dans le style. Elle éclate au plus haut degré dans ses Contes, dans Jacques le fataliste, dans le

Neveu de Rameau, cet ouvrage si original que Goëthe a littéralement traduit. Sans doute on gémit sur les sophismes sans nombre, sur le dévergondage effréné des pensées, sur le cynisme audacieux des expressions qui souillent ses Romans; mais en signalant le danger de tels ouvrages dont il faut accuser le siècle plus encore que l'écrivain, on est forcé de reconnoître qu'ils ont contribué à placer Diderot au premier rang des prosa

teurs.

D'Alembert lui est bien inférieur sous ce rapport. Excellent mathématicien, il a traité admirablement la partie du Discours préliminaire de l'Encyclopédie qui traite des sciences exactes et naturelles, c'est un de ses plus beaux titres de gloire; mais sa métaphysique est incomplète et superficielle; comme littérateur, toujours pur, correct ingénieux, il manque souvent de chaleur et d'originalité.

La doctrine de Condillac est la base de la métaphysique de l'Encyclopédie. C'est le stystème de Locke porté plus loin que n'avoit osé Locke lui-même, mais sans le pousser à ses dernières conséquences comme le firent Hume et Berkeley. La philosophie de Condillac part des sensations pour remonter jusqu'à l'activité de l'ame, comme Leibnitz et la philosophie allemande partent en général de l'activité de l'ame pour descendre à la sensation. Mais, sans vouloir décider si la route choisie par Leibnitz est la meilleure, on doit avouer que lorsque Condillac est parvenu par l'analyse à spiritualiser autant que possible la sensation, il est forcé de s'arrêter devant l'abyme qui sépare encore le point où il est parvenu et l'activité de l'ame. Son style, dans le Traité des Sensations, dans celui des Systèmes, dans la Logique, dans l'Origine des connoissances humaines, est précis, clair, intelligible; sa fameuse fiction de la statue est ingénieuse; mais cette précision et cette clarté ne viennent peut-être que de ce qu'il n'est ni assez complet, ni assez profond.Son Cours d'Études et surtout l'Histoire universelle qui en fait partie sont bien au-dessous de ses ouvrages purement philosophiques.

Charles Bonnet, excellent naturaliste et observateur ingénieux, a adopté un système de métaphysique semblable à celui de Condillac, mais son analyse de la statue est plus

parfaite, et quoiqué la sensation soit aussi son point de départ, elle ne l'empêche pas d'admettre, comme par instinct, l'activité spontanée de l'ame.

On auroit tort de chercher dans les philosophes du 18° siècle un corps de doctrines morales complet et déterminé. L'impérieux besoin d'exprimer les opinions changeantes de la société de leur temps s'oppose chez eux à toute unité de dessein on voit assez cependant que pour concilier la morale avec leur métaphysique ils ont dû lui donner pour base l'égoïsme, mais dans le sens louable du mot, c'est-à-dire l'amour de soi en tant qu'il renferme celui des autres.

Helvétius, honnête homme lui-même, développa, dans ses livres de l'Homme et de l'Esprit, cette doctrine qui fut trop souvent subversive par le fait de toute moralité vraie et profonde. Les attaques dirigées contre ces deux ouvrages furent en grande partie la cause de leur prodigieux succès. Ils n'en étoient dignes ni pour le fond ni pour la forme, quoiqu'on y trouve des aperçus ingénieux et des pages bien écrites. Cabanis, dans son livre des Rapports du physique et du moral de l'homme, traita avec plus de science et de profondeur qu'Helvétius la partie physiologique de sa doctrine. Volney et St.-Lambert formulèrent mieux sa morale en lui laissant toujours pour fondement l'intérêt personnel. Nous ne parlons point d'une foule d'écrivains qui exagérèrent le matérialisme sensuel de leur temps, et méritèrent plutôt le nom de sophistes et de déclamateurs que celui de philosophes. Tels sont le baron d'Holbach, le marquis d'Argens, Maupertuis, l'abbé Morellet, plus modéré que ses confrères, etc.

On préfère revenir à ceux qui avoient conservé, avec le style du 17° siècle, une morale plus pure et plus consolante. Vauvenargues, sans être resté étranger aux opinions de son âge, n'avoit pas étudié l'homme pour le mépriser et le décourager. Sa morale sympathise avec toutes les nobles affections du cœur, et son langage rappelle par intervalles la noblesse et la suavité de Fénélon; le goût qui à dirigé sa critique littéraire est singulièrement remarquable à l'époque où il vivoit. Nul n'a mieux apprécié que lui Racine, Quinault, et plusieurs des grands poètes de l'âge précédent.

On peut rapprocher Condorcet de Vauvenargues, quoique leur point de départ n'ait pas été le même. L'Esquisse des progrès de l'esprit humain du premier a pour but, comme les Réflexions et Maximes du second, d'inspirer à l'homme le sentiment de sa dignité. On ne peut se défendre d'une profonde émotion lorsqu'on songe que celui qui écrivoit sur la perfectibilité humaine, avoit alors pour demeure un cachot et la guillotine en perspective. C'est ainsi qu'en parcourant les pages où le savant Bailly applique à l'Histoire de l'Astronomie ancienne et moderne, l'élégance et l'éclat du style de Buffon, on se rappelle avec plus d'attendrissement le supplice de ce martyr de l'ordre public et de la vraie liberté.

Avant eux, Duclos avoit écrit ses Considérations sur les mœurs. Sans partager les systèmes des philosophes de son temps, il en avoit adopté la manière. Comme historien, il montre, dans ses Mémoires sur la régence et dans son Histoire du règne de Louis XI, plus de finesse que de profondeur; comme romancier, il se rapproche, dans les Confessions du comte de***, de Marivaux qu'il n'égale point; comme moraliste, il a de la franchise, de la précision, de la clarté, une observation juste et spirituelle, mais il ne s'occupe guère que de la société de son temps, et peint plutôt l'extérieur et les habitudes, qu'il ne pénètre dans la nature intime des mœurs et des passions.

Marmontel, dans ses Mémoires est moins ingénieux que Duclos; sa Morale est plus pratique et s'appuie sur des bases plus solides, mais elle est commune et sans expression; sa Grammaire. est bien préférable; sa Logique et sa Métaphysique ne sont qu'une copie assez terne de Port-Royal; le jésuite Buffier avoit fait mieux; Dumarsais, dont on a trop vanté les Tropes, et dont le seul ouvrage un peu remarquable est l'Essai sur les préjugés, n'avoit pas fait plus mal. Les meilleurs titres littéraires de Marmontel sont quelques pièces de vers, et entr'autres son Epitre aux poètes, quelques opéras-comiques, Zémire et Azor, l'Ami de la Maison, la Fausse Magie, qui durent une partie de leur succès à la musique de Grétry, mais qui n'en sont pas indignes, le roman des Incas, et surtout celui de Bélisaire, sans doute infiniment au-dessous de Télémaque, mais

supérieur au Séthos de l'abbé Terrasson. On regrette que les premiers chapitres, qui sont excellents, soient suivis de dissertations philosophiques qui fatiguent par leur ton sentencieux et pédantesque. Les Contes moraux sont préférables. Plusieurs d'entre eux se distinguent par une simplicité gracieuse et touchante. On peut reprocher aux Éléments de Littérature des longueurs et des observations un peu communes, mais une mémoire heureuse, un goût sûr, un style élégant et spirituel, font de ce recueil un des meilleurs traités de critique littéraire que possède notre langue. Cependant les dernières années du 18° siècle virent naître deux ouvrages qui effacèrent la réputation de Marmontel comme rhéteur, et surtout comme romancier-moraliste. Il s'agit de La Harpe et de Bernardin de Saint-Pierre.

La Harpe, qui s'étoit déja fait connoître par ses Éloges académiques, par ses tragédies de Coriolan, de Warwick et de Philoctète, par son drame de Mélanie, et par un grand nombre d'opuscules en tout genre, publia son Lycée ou Cours de littérature. Le ton dur et tranchant avec lequel il traite certains écrivains, les longs commentaires qu'il prodigue à quelques autres, ses diatribes contre les philosophes qu'il avoit encensés jadis, son ignorance de l'antiquité, son orgueilleux mépris pour les littératures étrangères, son attachement étroit pour les règles classiques, n'empêcheront pas d'apprécier la supériorité de son jugement et la délicatesse de son analyse, dans l'examen des écrivains du 17° siècle, l'abondance et la variété qui permettent de le suivre sans fatigue dans sa longue carrière, et son admiration pour les chefs-d'œuvre, si bien sentie qu'elle élève quelquefois sa critique jusqu'à l'éloquence.

On pourroit mentionner ici d'Olivet, Girard, si utile à la langue par ses Synonymes françois, Des Brosses, Court de Gébelin, le savant auteur du Monde primitif, mais ils sont plutôt des grammairiens que des critiques. Un acharnement insensé contre Homère a immortalisé Zoïle; l'obstination de leurs diatribes contre Voltaire a fait vivre de même Fréron, Clément et La Beaumelle. Ils avoient cependant des connoissances, et les deux premiers surtout font preuve de goût quand la passion ne les aveugle pas.

Bernardin de Saint-Pierre fut l'élève et

quelquefois l'émule de J.-J. Rousseau ; nul autre que lui n'a mieux reproduit ce vague des rêveries individuelles, cette harmonie riche d'images, cette passion enthousiaste pour les merveilles des cieux et de la terre qui caractérisent son maître. Il y a, dans les Etudes et les Harmonies de la nature, des pages ravissantes qu'on diroit échappées à l'auteur des Confessions et des Rêveries d'un promeneur solitaire; mais le chef-d'œuvre de Bernardin et l'un des meilleurs livres de la langue, c'est ce délicieux roman de Paul et Virginie, cette perle recueillie sur les rivages d'Afrique, que l'on est tout surpris de rencontrer à travers le clinquant et les oripeaux des romans du 18° siècle. C'est l'alliance du plus ardent amour et de la plus suave pureté, de ce que la nature a de plus touchant et de plus gracieux, une mère et un berceau, des sentiments raffinés de notre civilisation,et des sensations naïves d'une famille primitive et solitaire. Le style enchanteur de Paul et Virginie se retrouve, mêlé aux couleurs de la philosophie du temps.dans la jolie nouvelle de la Chaumière indienne. Les noms de Rousseau et de Bernardin sont une transition naturelle de la philosophie morale à l'éloquence.

ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE, DU BAR

REAU ET DE LA TRIBUNE.

On conçoit qu'au milieu de ce torrent d'opinions hostiles à toutes les institutions précédentes, qui entraînoient le 18° sièle, l'éloquence de la chaire ne pouvoit conserver ce caractère sévère et impérieux que les mœurs et les croyances publiques lui avoient assuré sous Louis XIV. L'orateur, pour ne pas blesser un auditoire qui lui apportoit des dispositions critiques et railleuses, se voyoit forcé d'adoucir l'austérité de la parole religieuse, et d'éloigner le dogme pour s'occuper préférablement de la morale. Cependant plusieurs prédicateurs se distinguèrent sous Louis XV; le plus illustre fut Massillon. S'il n'a pas la rigueur de Bourdaloue et l'élévation habituelle de Bossuet, il les surpasse peut-être l'un et l'autre dans le Sermon, par la simplicité toujours noble et pure, et la singulière onction de son langage. Habile à combattre les sophismes que la passion oppose à la vertu, il ramène à l'Évangile par

la douceur pénétrante de ses paroles: son style, qui, par intervalles, monte jusqu'au sublime, est toujours mélodieux et facile, et ses négligences mêmes ont un charme, car il semble que l'inspiration céleste lui tienne lieu de tout travail humain.

L'abbé Poulle porta l'abondance jusqu'à la prolixité ; l'abbé de Boismont, l'élégance jusqu'à l'affectation; mais Beauvais, évêque de Sénez, sut reproduire souvent le langage touchant de Massillon. Il donna au christianisme une forme presque philosophique, indispensable peut-être alors et qu'on retrouve dans tous les sermons de cette époque, excepté dans ceux de ces missionnaires qui, comme le P. Bridaine, ignorants de leur siècle, et n'ayant d'autre éloquence que leur foi, mettoient encore, dans leurs fougueuses allocutions, la vieille sévérité de la parole évangélique.

Mais si l'éloquence de la chaire ne se soutint pas à la même hauteur que sous Louis XIV, l'éloquence académique et celle du barreau se perfectionnèrent, et, en 1789, les circonstances créèrent l'éloquence politique. La Harpe, Campfort et d'Alembert louèrent avec élégance et avec goût plusieurs des écrivains et des grands hommes du siècle passé; le dernier rappela le genre d'esprit de Fontenelle dans les éloges de ses collègues à l'Académie, qu'il devoit prononcer en sa qualité de secrétaire perpétuel. D'Alembert s'y montre aussi ingénieux et moins affecté que Fontenelle. Mais cette sorte d'oraison funèbre, à laquelle plusieurs littérateurs et surtout Thomas durent leur renommée, ne pouvoit soutenir le parallele avec celle qui avoit illustré Fléchier et Bossuet. Récitée devant une assemblée académique, elle étoit dépouillée de cette puissance que donnoit la foi à l'ancienne oraison funèbre, et de cet appareil imposant qui l'environnoit dans les temples. Aussi Thomas, ne pouvant atteindre la sublimité essentielle de ses prédécesseurs, trahit partout l'effort qu'il fait pour s'y élever. Il y a quelque chose de froid, d'ampoulé, de déclamatoire, dans ses Eloges de Sully, de Duguay-Trouin, de Descartes, etc.; mais, comme il étoit réellement vertueux, son ame honnête lui inspire, par intervalles, une éloquence vraiment énergique et touchante. Tel est le caractère de l'Éloge de

Marc-Aurèle, qu'il eut l'heureuse idée de placer dans la bouche d'un philosophe ami de l'empereur, au moment où Commode va monter sur le trône et lorsque les Romains peuvent déjà sentir que Marc-Aurèle est mort tout entier. Un des ouvrages les plus éloquents de Thomas est son Essai sur les Éloges. Il a su apprécier d'une manière digne d'eux les hommes de génie dont il parle. En passant de l'académie au barreau, nous voyons, dès le commencement du 18me siècle, d'Aguesseau, dans un style pur et noble, plein de gravité et de douceur, tracer à l'avocat et au magistrat le code de leurs devoirs, dont sa vie tout entière leur donnoit le plus bel exemple. Plus tard Cochin et Le Normand se firent un nom par des plaidoyers, où ils rattachèrent la discussion des intérêts privés à des principes plus larges et plus généraux que ceux que l'on avoit invoqués avant eux. De Monclar et Castillon, à Aix, La Chalotais en Bretagne, et l'avocat général Servan, eurent l'occasion de les développer d'une manière plus brillante encore dans l'affaire de la destruction des jésuites.

Déjà les écrits politiques et les journaux qui s'étoient multipliés avoient répandu de toutes parts les idées de réforme dans la jurisprudence et l'administration, lorsque les événements de 1789 dotèrent la France d'une représentation nationale. Alors d'habiles jurisconsultes appliquèrent l'art oratoire à tous les objets de la législation: alors brillèrent à la fois Thouret, que ses Considérations sur les révolutions de l'ancien gouvernement françois ont placé, comme historien, à côté du président Hénault; Tronchet, Camus, aux mœurs austères et au grand savoir; Target, Treilhard, Merlin dont les lumières ont éclairé les tribunaux de l'Europe entière; Chapelier, Barnave, également distingué par la gravité de son style et l'adresse de sa dialectique; Lally-Tolendal dont la sentimentale éloquence rappeloit toujours que l'amour filial avoit inspiré ses premières paroles; Casalez et Maury qui surent être orateurs même en défendant des priviléges que la raison et l'opinion repoussoient également; enfin ce prodigieux Mirabeau qui plane sur eux de toute la hauteur de sa mâle et dominante éloquence, cet homme aux passions impétueuses et au sublime génie dont on a

dit qu'il avoit les pieds dans la fange et la tête dans les cieux, le plus puissant des temps modernes pour soumettre les autres hommes à l'empire de la parole, dont le nom, comme celui de Démosthènes, est devenu synonyme de l'éloquence, et qui égaleroit toute la perfection de l'orateur grec, si son élocution, toujours forte, entraînante, passionnée, tranchant d'un seul trait tous les nœuds d'une question, n'étoit parfois incorrecte et embarrassée.

Dans les assemblées suivantes on ne retrouve plus de Mirabeau; l'éloquence, aigrie par les passions, n'est le plus souvent qu'un tissu de déclamations délirantes. On doit s'arrêter cependant sur cette admirable Gironde, sur ces hommes si purs et si nobles qui aimoient la liberté, dit Nodier, comme les premiers chrétiens aimoient la foi, parce qu'alors on mouroit pour elle. Là se trouvoient Guadet, Gensonné, Louvet dont l'éloquence fit si souvent pâlir Robespierre; Fonfrède aux inspirations pleines de fougue et d'impétuosité; Isnard dont la voix rude et emphatique contrastoit avec le charme indicible, l'harmonie toute poétique de ce Vergniaud qui jeta, à travers toutes ces clameurs furieuses, des paroles exhalant je ne sais quel suave parfum d'antiquité. Elles s'échappent de sa noble bouche, comme ces flocons de neige auxquels le poète compare les discours de Nestor: on les diroit filles de la prose de Fénélon, sœurs de la poésie d'André Chénier.

Telle étoit alors l'éloquence; l'histoire se taisoit ; on en faisoit, on n'en écrivoit plus. Cependant le 18me siècle avoit compté quelques historiens.

HISTOIRE, MÉMOIRES, ROMANS.

Les mémoires, qui se retrouvent à chacune des époques de l'histoire de France, et qui appartiennent si bien au caractère de la nation, parce qu'ils ont pour éléments l'amourpropre, le bon sens et le besoin d'une causerie naïve et malicieuse, les mémoires ne pouvoient manquer au 18me siècle. Ceux de Dangeau ne sont qu'un journal des événements du siècle précédent, les Correspondances de Mme Du Deffant, de Mme d'Épinay, et de quelques autres dames renferment beaucoup de faits et une peinture animée de

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