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Enfin la narration n'est

NARRATIONS.

pas telle que la cause la demande, quand l'orateur expose clairement et avec des couleurs brillantes, ce qui ne lui est pas favorable, et qu'il néglige et laisse dans l'ombre ce qui lui est avantageux.

Le talent contraire à ce défant est de dissimuler, autant qu'il est possible, tout ce qui nous accuse; de le passer légèrement, si on ne peut le dissimuler; de n'appuyer et de ne s'étendre que sur les circonstances qui peuvent nous favoriser. C'est avec ces principes simples que Cicéron a été, je ne dis pas le plus ingénieux, car c'est un don de la nature, mais le plus délié, le plus adroit des orateurs.

Dans la narration, comme dans les autres parties du discours, le pathétique indirect, sans annoncer autant de force que le pathétique direct, en a bien davantage. Il s'insinue, il pénètre, il s'empare insensiblement des esprits et les maîtrise, sans qu'ils s'en aperçoivent, d'autant plus sûr de ses effets qu'il paroît agir sans effort. L'orateur parle en simple témoin; et, lorsque la chose est par elle-même ou terrible, ou touchante, ou digne d'exciter l'indignation et la révolte, il se garde bien de mêler au récit qu'il en fait, les mouvements qu'il veut produire. Il met sous les yeux le tableau de la force et de la faiblesse, de l'injure et de l'innocence; il dit comment le fort a écrasé le foible, comment le foible, en gémissant, a succombé : c'en est assez; plus il expose simplement, plus il émeut.

et

En employant le pathétique indirect, l'orateur ne compromet jamais son ministère ni sa cause. Le récit, l'exposé, la peinture qu'il fait, peut causer une émotion plus ou moins vive sans conséquence. Mais lorsqu'en se passionnant lui-même, il s'efforce en vain de nous émouvoir, et que, par malheur, tout ce qui l'environne est froid, tandis que lui seul il s'agite, ce contraste risible fait perdre à son sujet tout ce qu'il a de sérieux, à son éloquence toute sa dignité, à ses moyens toute leur force.

Le pathétique direct, pour frapper à coup sûr, doit donc se faire précéder par le pathétique indi

rect. C'est à celui-ci à mettre en mouvement les passions de l'auditeur, et lorsqu'il l'aura ébranlé, que le murmure de l'indignation se fera entendre, ou que les larmes de la compassion commenceront à couler, c'est à l'orateur à se jeter comme dans la foule, et à paroître alors le plus ému de ceux qu'il vient d'irriter ou d'attendrir. Alors ce n'est plus lui qui paroît vouloir donner l'impulsion, c'est lui qui la reçoit; ce n'est plus à sa passion qu'il s'abandonne, mais à celle du peuple; et, en se mêlant à lui, il achève de l'entraîner.

Le point critique et délicat dupathétique direct, c'est de tenir essentiellement à l'opinion personnelle, et d'avoir besoin d'être soutenu par le caractère de celui qui l'emploie. Une seule idée incidente,

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Cette funeste nouvelle se répandit par toute la
France, comme un brouillard épais qui couvrit la
lumière du ciel, et remplit tous les esprits des
ténèbres de la mort; la terreur et la consternation
la suivoient. Personne n'apprit la mort de M. de
Turenne, qu'il ne crût d'abord l'armée du roi
taillée en pièces, nos frontières découvertes, et les
ennemis prêts à pénétrer dans le cœur de l'état;
ensuite, oubliant l'intérêt général, on n'étoit sen-
sible qu'à la perte de ce grand homme : le récit de
bouches, et des larmes de tous les yeux Chacun
ce funeste accident tira des plaintes de toutes les
à l'envi faisoit gloire de savoir et de dire quelque
particularité de sa vie et de ses vertus : l'un disoit
qu'il étoit aimé de tout le monde sans intérêt ;
l'autre, qu'il étoit parvenu à être admiré sans en-
vie; un troisième, qu'il étoit redouté de ses enne-
mis sans en être haï. Mais enfin ce que le roi sentit
sur sa perte, et ce qu'il dit à la gloire de cet illustre
mort, est le plus grand et le plus glorieux éloge
de sa vertu. Les peuples répondirent à la douleur
de leur prince; on vit, dans les villes par où son
corps a passé, les mêmes sentiments que l'on avoit
vus autrefois dans l'empire romain, lorsque les
cendres de Germanicus furent portées de la Syrie
au tombeau des Césars. Les maisons étoient fer-
mées; le triste et morne silence qui régnoit dans
les places publiques n'étoit interrompu que par
les gémissements des habitants; les magistrats en
deuil eussent volontiers prêté leurs épaules pour
le porter de ville en ville; les prêtres et les reli-
gieux, à l'envi, l'accompagnoient de leurs larmes
et de leurs prières; les villes, pour lesquelles ce
triste spectacle étoit tout nouveau, faisoient pa-
roître une douleur encore plus véhémente que ceux
qui l'accompagnoient; et, comme si, en voyant
son cercueil, on l'eût perdu une seconde fois, les
cris et les larmes recommençoient.

MASCARON. Oraison funèbre de M. de
Turenne.

MÊME SUJET.

chancelle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les
Turenne meurt tout se confond, la fortune
bonnes intentions des alliés se ralentissent, le
courage des troupes est abattu par la douleur et
ranimé par la vengeance, tout le demeure
immobile; les blessés pensent à la perte qu'ils ont
camp
pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur
faite, et non aux blessures qu'ils ont reçues. Les

général mort1. L'armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres; et la renommée, qui se plaît à répandre dans l'univers les accidents extraordinaires, va remplir toute l'Europe du récit glorieux de la vie de ce prince, et du triste regret de sa mort.

Que de soupirs alors, que de plaintes, que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne! L'un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l'espérance de sa récolte; l'autre, qui jouit encore en repos de l'héritage qu'il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l'a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre : ici, l'on offre le sacrifice adorable de J.-C. pour l'ame de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public; là, on lui dresse une pompe funebre, où l'on s'attendoit de lui dresser un triomphe : chacun choisit l'endroit qui lui paroît le plus éclatant dans une si belle vie; tous entreprennent son éloge; et chacun, s'interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l'avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d'un homme seul est une calamité publique.

FLÉCHIER. Oraisons funèbres.

MÊME SUJET.

a

Il monta à cheval le samedi 2 à deux heures, après avoir mangé et, comme il y avoit bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf: « Mon « neveu, demeurez là; vous ne faites que tourner << autour de moi, vous me feriez reconnoître. » M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il alloit, lui dit : « Monsieur, venez par ici, on « tirera du côté où vous allez. » « Monsieur, lui « dit-il, vous avez raison : je ne veux point du « tout être tué aujourd'hui; cela sera le mieux « du monde. » Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette

batterie que je viens de faire placer là.» M. de Turenne revint, et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenoit le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardoit toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avoit laissé le petit d'Elbeuf; il étoit penché le nez sur l'arçon. Dans ce moment le cheval s'arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais.

L'auteur fait allusion au mot de M. de St-Hilaire, cité dans le morceau suivant. (N. E.)

27 juillet 1675. Turenne, né en 1611, avoit été nommé

Songez qu'il étoit mort, et qu'il avoit une partie du cœur emportée.

On crie, on pleure: M. d'Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d'Elbeuf qui s'étoit jeté sur ce corps, qui ne vouloit pas le quitter, et qui se pâmoit de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie, on le garde à petit bruit. Un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avoit sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisoient le véritable deuil : tous les officiers avoient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étoient couverts; ils ne battoient qu'un coup, les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne peuvent pas se représenter sans que l'on en soit ému. Ses deux neveux étoient à cette pompe dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye, tout blessé, s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier de Griguan étoit bien abymé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a encore été une désolation, et partout où il a passé on n'entendoit que des clameurs. Mais à Langres ils se sont surpassés ; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie. Il y eut un service solennel dans la ville; en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? I arrive à SaintDenis ce soir; tous ses gens l'allèrent reprendre à deux lieues d'ici. Il sera dans une chapelle en dépôt; on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel...

Ne croyez point que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci: ce fleuve qui entraîne tout n'entraîne pas sitôt une telle mémoire; elle est consacrée à l'immortalité. J'étois l'autre jour chez M. de la Rochefoucault, avec madame de Lavardin, madame de La Fayette, et M. de Marsillac. M. le Prince y vint; la conversation dura deux heures sur les diverses qualités de ce véritable héros; tous les yeux étoient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire combien la douleur de sa perte est profondément gravée dans les cœurs. Nous remarquions une chose, c'est que ce n'est pas depuis sa mort que l'on admire la grandeur de son cœur

maréchal de France le 17 novembre 1643, première année du règne de Louis XIV. (N. E.)

l'étendue de ses lumières et l'élévation de son ame; tout le monde en étoit plein pendant sa vie, et vous pouvez penser ce qu'y ajoute sa perte. Pour son ame, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avoit pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état; on ne sauroit comprendre que le mal et le péché pussent être dans son cœur; sa conversion si sincère nous a paru comme un baptême; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il étoit plein, sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes, une charité généreuse et chrétienne. Mme DE SÉVIGNÉ. Lettres.

MORT DE Henriette d'Angleterre.

:

Considérez ces grandes puissances que nous regardons de si bas pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe, pour nous avertir. Leur élévation en est la cause, et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens! ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction: il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. O nuit désastreuse! ô nuit effroyable! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt! Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avoit désolé sa famille? Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts: on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse; partout on entend des cris; partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète : « Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d'étonnement. »

I

Mais et les princes et les peuples gémissoient en vain; en vain Monsieur, en vain le roi même tenoit madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvoient dire l'un et l'autre, avec saint Ambroise: Stringebam brachia, sed jam amiseram quam tenebam, je serrois les bras, mais j'avois déjà perdu ce que je tenois. La princesse

Rex lugebit, et princeps induetur mærore, et manus populi terræ conturbabuntur. Ezɛcu., C. 7, V. 27.

leur échappoit parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l'enlevoit entre ces royales mains.

Quoi donc ! elle devoit périr sitôt ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup; Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs; le matin elle fleurissoit, avec quelles grâces! vous le savez le soir nous la vîmes séchée; et ces fortes expressions par lesquelles l'écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines devoient être pour cette princesse si précises et si littérales!...

La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse si admirable et si chérie! la voilà telle que la mort nous l'a faite; encore ce reste tel quel va-t-il disparoître; cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places! Mais ici notre imagination nous abuse encore; la mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que des tombeaux qui fassent quelque figure notre chair change bientôt de nature, notre corps prend un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas long-temps; il devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimoit ses malheureux

restes!

BOSSUET. Oraisons funèbres.

MODÈLE D'EXercice.

L'éloge funèbre de Henriette d'Angleterre ne présente ni de si grands intérêts, ni un tableau si vaste. C'est un pathétique plus doux mais qui n'en est pas moins touchant. Peut-être même que le sort d'une jeune princesse, fille, sœur et belle-sœur de rois, jouissant de tous les avantages de la grandeur et de tous ceux de la beauté, morte en quelques heures, à l'âge de vingt-six ans, par un accident affreux, et avec toutes les marques d'un empoisonnement, devait faire sur les ames une impression encore plus vive que la chute d'un trône et la révolution d'un état. On sait que les malheurs imprévus nous frappent plus que les malheurs qui leur s'use dans les détails. D'ailleurs les hommes se développent par degrés. Il semble que la douordinaires n'ont point de trône à perdre; mais leur intérêt ajoute à la pitié, quand un exemple frap

pant les avertit que leur vie n'est rien. On diroit qu'ils apprennent cette vérité pour la première fois; car tout ce qu'on sent fortement est une espèce de découverte pour l'ame.

On ne peut douter que Bossuet, en composant cet éloge funèbre, ne fût profondément affecté, tant il parle avec éloquence et de la misère et de la foiblesse de l'homme! Comme il s'indigne de prononcer encore les mots de grandeur et de gloire! Il peint la terre sous l'image d'un débris vaste et universel; il fait voir l'homme cherchant toujours à s'élever, et la puissance divine poussant l'orgueil de l'homme jusqu'au néant, et, pour égaler à jamais les conditions, ne faisant de tous qu'une même cendre cependant Bossuet, à travers ces idées générales, revient toujours à la princesse ; et tous ses retours sont des cris de douleur. On n'a point encore oublié, au bout de cent ans, l'impression terrible qu'il fit, lorsqu'après un morceau plus calme, il s'écria tout à coup : « O nuit désasa treuse! ô nuit effroyable! où retentit, comme un « éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle, Ma• dame se meurt, Madame est morte. » Et quelques moments après, ayant parlé de la grandeur d'ame de cette princesse, tout à coup il s'arrête, et montrant la tombe où elle étoit enfermée : « La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse « si admirée et si chérie; la voilà telle que la mort « nous l'a faite, etc... » Puis tout à il craint d'en avoir trop dit. Il remarque que la mort ne nous laisse pas même occuper une place, et que l'espace n'est occupé que par les tombeaux. Il suit les débris de l'homme jusque dans sa tombe. Là, il fait voir une nouvelle destruction au-delà de la destruction: l'homme, dans cet état, devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue : « tant il est vrai, s'écrie l'orateur, que « tout meurt en lui jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimoit ses malheureux restes! » Il est difficile, je crois, d'avoir une éloquence et plus forte, et plus abandonnée, et qui, avec je ne sais quelle familiarité noble, mêle autant de grandeur.

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THOMAS. Essai sur les Éloges.

DOULEUR DE Mme DE LONGUEVILLE EN APPRENANT LA MORT DE SON FILS.

Madame de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu'on dit: je ne l'ai point vue; mais voici ce que je sais : Mademoiselle de Vertus étoit retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours. On est allé la quérir avec M. Arnaud, pour dire cette terrible nouvelle. Mademoiselle de Vertus n'avoit qu'à se montrer. Ce retour si précipité marquoit bien quelque chose de funeste. En

1 Parménion réveilla de même Alexandre le matin du jour de la bataille d'Arbelles. Parmenio intrat taberna

effet, dès qu'elle parut: Ah! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère ? Sa pensée n'osa aller plus loin: Madame, il se porte bien de sa blessure. Et mon fils? On ne lui répondit rien. Ah! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort sur-le-champ? n'a-t-il pas eu un seul moment? Ah! mon Dieu, quel sacrifice! et là-dessus elle tombe sur son lit. Tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convalsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé, Elle voit certaines gens; elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut; elle n'a aucun repos. Je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte.

Mme DE SÉVIGNÉ. Lettres.

BATAILLE DE ROCROI.

A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le duc d'Enghien reposa le dernier; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel; et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il étoit animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les François à demi vaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappoient à ses coups.

Restoit cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauroient réparer leurs brèches; demeuroient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançoient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyoit porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une ame guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime; mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés ; le prince l'a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat.

Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour

culum, sæpiusque nomine compellatum, quum voce non posset, tactu excitavit. Q. Curce, livre 4, ch. 13. (N. E.)

recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque; leur effroyable décharge met les nôtres en furie. On ne voit plus que carnage; ; le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que ce grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus; et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes, et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avoit plus de salut pour eux que dans les bras du vainqueur! De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avoit relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutoit de nouvelles grâces! Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savoit pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi, en devoit achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince fléchit le genou; et, dans le champ de bataille, il rend au dieu des armées la gloire qu'il lui envoyait. Là, on célébra Rocroi délivré, les menaces d'un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devoit être si beau, commencé par un si heureux présage.

BOSSUET. Oraisons funèbres.

COMBAT NAVAL DE DUGUAY-TROUIN.

Duguay-Trouin s'avance, lavictoire le suit. La ruse et l'audace, l'impétuosité de l'attaque et l'habileté de la manœuvre, l'ont rendu maître du vaisseau commandant. Cependant, l'on combat de tous côtés; sur une vaste étendue de mer règne le carnage. On se mêle : les proues heurtent contre les proues; les manœuvres sont entrelacées dans les manœuvres; les foudres se choquent et retentissent. Duguay-Trouin observe d'un œil tranquille la face du combat, pour porter des secours, réparer des défaites, ou achever des victoires. Il aperçoit un vaisseau armé de cent canons défendu par une armée entière. C'est là qu'il porte ses coups; il préfère à un triomphe facile l'honneur d'un combat dangereux. Deux fois il ose l'aborder, deux fois l'incendie qui s'allume dans le vaisseau ennemi l'oblige de s'écarter. Le Devonshire, semblable à un volcan allumé, tandis qu'il est consumé au dedans, vomit au dehors des feux encore plus terribles. Les Anglais, d'une main lancent des flammes, de l'autre tâchent d'éteindre celles qui les environnent. Duguay-Trouin n'eût désiré les vaincre que pour les sauver. Ce fut un terrible spectacle pour un cœur tel que le sien, de voir ce vaisseau immense brûlé en pleine mer, la lueur

de l'embrasement réfléchie au loin sur les flots, tant d'infortunés errants en furieux, ou palpitants immobiles au milieu des flammes, s'embrassant les uns les autres, ou se déchirant eux-mêmes, levant vers le ciel des bras consumés, ou précipitant leurs corps fumants dans la mer; d'entendre le bruit de l'incendie, les hurlements des mourants, les vœux de la religion mêlés aux cris du désespoir et aux imprécations de la rage, jusqu'au moment terrible où le vaisseau s'enfonce, l'abyme se referme, et tout disparoît. Puisse le génie de l'humanité mettre souvent de pareils tableaux devant les yeux des rois qui ordonnent les guerres! Cependant Duguay-Trouin poursuit la flotte épouvantée. Tout fuit, tout se disperse, La mer est couverte de débris; nos ports se remplissent de dépouilles ; et tel fut l'événement de ce combat, qu'aucun des vaisseaux qui portoient du secours ne passa chez les ennemis. Les fruits de la bataille d'Almanza furent assurés; l'archiduc vit échouer ses espérances, et Philippe V put se flatter que son trône seroit un jour affermi.

THOMAS. Éloge de Duguay-Trouin.

INCENDIE DE LA FLOTTE TUrque a tchesMÉ.

Les vaisseaux turcs, en suivant la côte, rencontrèrent le petit golfe de Tchesmé, et y entrèrent comme dans un asile.

L'armée russe jeta l'ancre à la même place que l'armée turque venoit d'abandonner; et apercevant les vaisseaux ennemis amoncelés dans une baie étroite, et dont l'entrée se trouvoit encore resserrée par un rocher qui s'élevoit au milieu des on conçut l'espérance d'y incendier toute

eaux, cette flotte.

Quatre vaisseaux russes furent aussitôt détachés pour fermer la sortie de cette baie. Mais les courants firent tomber ces quatre vaisseaux sous le

vent, sans que de tout le jour aucune manœuvre pût les rapprocher.

Chacune des deux escadres demeuroit ainsi dans un extrême péril; l'une, malgré sa force, amoncelée entre des rochers, où il étoit facile de la détruire; l'autre, malgré sa foiblesse, séparée en deux divisions, hors de portée de se secourir mutuellement.

Hassan, qui s'étoit fait porter au lieu du danger, représenta au capitan-pacha, combien la flotte ottomane étoit exposée dans cette anse. Mais celui-ci, de plus en plus attaché à sa résolution de ne point combattre, se croyoit sous la protection de la petite forteresse de Tchesmé et des batteries qu'il faisoit établir sur les côtes. Il défendit à tout vaisseau de prendre le large, et envoya par terre aux Dardanelles, pour en faire venir quelques vaisseaux. Il employa toute la journée suivante à établir des batteries sur le rivage. Une fut placée

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