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longs détails d'une guerre dont le fond eft rendu trèsfec, & dont les expreffions font ampoulées; mais fi vous voulez des idées fortes, des difcours d'un courage philofophique & fublime, vous ne les verrez que dans Lucain parmi les anciens. Il n'y a rien de plus grand le difcours de Labienus à Caton, aux portes du temple de Jupiter - Ammon, fi ce n'eft la réponse de Caton même.

que

Haremus cundi fuperis; temploque tacente
Nil facimus non fponte Dei.

Steriles num legit arenas

Ut caneret paucis; merfit ne hoc pulvere verum?
Eftne Dei fedes nifi terra & pontus & aer,

Et cælum & virtus? Superos quid quærimus ultra?
Jupiter eft quodcumque vides, quocumque moveris.

Mettez ensemble tout ce que les anciens poëtes ont dit des dieux, ce font des difcours d'enfans en comparaison de ce morceau de Lucain. Mais dans un vaste tableau où l'on voit cent perfonnages, il ne fuffit pas qu'il y en ait un ou deux fupérieurement deffinés.

Du Taffe.

BOILEAU a dénigré le clinquant du Taffe; mais qu'il y ait une centaine de paillettes d'or faux dans une étoffe d'or, on doit le pardonner. Il y a beaucoup de pierres brutes dans le grand bâtiment de marbre élevé par Homère. Boileau le favait, le fentait, & il n'en parle pas. Il faut être jufte.

On renvoie le lecteur à ce qu'on a dit du Taffe. dans l'Effai fur la poësie épique. (*) Mais il faut dire

(*) Volume de la Henriade.

ici qu'on fait par cœur fes vers en Italie. Si à Venife, dans une barque, quelqu'un récite une ftance de la Jérufalem délivrée, la barque voifine lui répond par la ftance fuivante.

Si Boileau eût entendu ces concerts, il n'aurait eu rien à répliquer.

On connaît affez le Taffe; je ne répéterai ici ni les éloges ni les critiques. Je parlerai un peu plus au long de l'Ariofte.

De l'Ariofle.

L'ODYSSÉE d'Homère femble avoir été le premier modèle du Morgante, de l'Orlando amorofo, & de l'Orlando furiofo; & ce qui n'arrive pas toujours, le dernier de ces poëmes a été fans contredit le meilleur.

Les compagnons d'Ulyffe changés en pourceaux; les vents enfermés dans une peau de chèvre, des muficiennes qui ont des queues de poiffon, & qui mangent ceux qui approchent d'elles; Ulyffe qui fuit tout nu le chariot d'une belle princeffe, qui venait de faire la grande leffive; Ulyffe déguifé en gueux qui demande l'aumône, & qui enfuite tue tous les amans de fa vieille femme, aidé feulement de fon fils & de deux valets, font des imaginations qui ont donné naiffance à tous les romans en vers qu'on a faits depuis dans ce goût.

Mais le roman de l'Ariofte eft fi plein & fi varié, fi fécond en beautés de tous les genres, qu'il m'eft arrivé plus d'une fois, après l'avoir lu tout entier, de n'avoir d'autre défir que d'en recommencer la lecture. . Quel eft donc le charme de la poëfie naturelle! Je

n'ai

n'ai jamais pu lire un feul chant de ce poëme dans nos traductions en prose.

Ce qui m'a furtout charmé dans ce prodigieux ouvrage, c'eft que l'auteur toujours au-deffus de la matière, la traite en badinant. Il dit les chofes les plus fublimes fans effort; & il les finit fouvent par un trait de plaifanterie qui n'eft ni déplacé ni recherché. C'est à la fois l'Iliade, l'Odyffée, & dom Quichotte; car fon principal chevalier errant devient fou comme le héros espagnol, & eft infiniment plus plaisant. Il y a bien plus, on s'intéreffe à Roland. & perfonne ne s'intereffe à dom Quichotte, qui n'eft representé dans Cervantes, que comme un infenfé à qui on fait conti

nuellement des malices.

Le fond du poëme qui raffemble tant de chofes, eft précisément celui de notre roman de Caffandre, qui eut tant de vogue autrefois parmi nous, & qui a perdu cette vogue abfolument, parce qu'ayant la longueur de l'Orlando furiofo, il n'a aucune de fes beautés; & quand il les aurait en profe française, cinq ou fix ftances de l'Ariofte les éclipferaient toutes. Ce fond du poëme eft, que la plupart des héros, & les princeffes qui n'ont pas péri pendant la guerre, fe retrouvent dans Paris après mille aventures, comme les perfonnages du roman de Caffandre fe retrouvent dans la maifon de Plémon.

Il y a dans l'Orlando furiofo un mérite inconnu à toute l'antiquité; c'eft celui de fes exordes. Chaque chant eft comme un palais enchanté, dont le vestibule eft toujours dans un goût different, tantôt majestueux, tantôt fimple, même grotesque. C'est de la morale, Dillionn. philofoph. Tome IV.

D

ou de la gaieté, ou de la galanterie, & toujours du naturel & de la vérité.

Voyez feulement cet exorde du quarante-quatrième chant de ce poëme, qui en contient quarante-fix, & qui cependant n'eft pas trop long; de ce poëme qui eft tout en ftances rimées, & qui cependant n'a rien de gêné; de ce poëme qui démontre la néceffité de la rime dans toutes les langues modernes ; de ce poëme charmant, qui démontre furtout la ftérilité & la groffiéreté des poëmes épiques barbares, dans lefquels les auteurs fe font affranchis du joug de la rime parce qu'ils n'avaient pas la force de le porter; comme difait Pope, & comme l'a écrit Louis Racine, qui a eu raifon alors.

Speffo in poveri alberghi, e in picciol tetti,
Nelle calamitadi, e nei difagi,

Meglio s'aggiongon d'amicizia i petti,
Che fra ricchezze invidiofe, ed agi
Delle piene d'infidie, e di fofpetti
Corti regali, e fplendidi palagi,
Dove la caritade è in tutto eftinta;
Ne fi vede amicizia fe non finta.

Quindi avien, che tra principi, e fignori,

Patti e convenzion' fono fi frali.

Fan' lega oggi re, papi, imperatori;

Doman' faran' nemici capitali;

Perche, qual l'apparenze efteriori,

Non hanno i cor, non han gli animi tali,
Chè non mirando al torto, più ch'al dritte
Attendon folamente al lor profitto.

On a imité ainfi plutôt que traduit cet exorde.

L'amitié fous le chaume habita quelquefois;
On ne la trouve point dans les cours orageuses,
Sous les lambris dorés des prélats & des rois,
Séjour des faux fermens, des careffes trompeuses,
Des fourdes factions, des effrénés défirs;
Séjour où tout eft faux, & même les plaifirs.

Les papes, les céfars apaifant leur querelle,
Jurent fur l'évangile une paix fraternelle;
Vous les voyez demain l'un de l'autre ennemis
C'était pour fe tromper qu'ils s'étaient réunis :
Nul ferment n'eft gardé, nul accord n'eft fincère;
Quand la bouche a parlé, le cœur dit le contraire.
Du ciel qu'ils atteftaient ils bravaient le courroux;
L'intérêt eft le dieu qui les gouverne tous.

Il n'y a perfonne d'affez barbare pour ignorer qu'Aftolphe alla dans le paradis reprendre le bon fens de Roland, que la paffion de ce héros pour Angélique lui avait fait perdre, & qu'il le lui rendit très-proprement renfermé dans une phiole.

Le prologue du trente - cinquième chant eft une allufion à cette aventure :

Chi falira per me, Madona, in cielo
A riportarne il mio perduto ingegno?
Che poi ch'ufci da' be' voftri occhi il telo,
Che'l cor mi fiffe, og'nor perdendo vegno ;
Ne di tanta jattura mi querclo;
Purchè non crefca, ma ftia a quefto fegno.
Ch'io dubito, fe più fi va fcemando,
Di venir tal, qual ho defcritto Orlando.

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