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chrétienté finit par une guerre civile & par cent mille hommes égorgés; l'enthoufiafme alors eft parvenu à fon dernier degré, qui eft le fanatifme; & ce fanatifme eft devenu rage.

Le jeune faquir qui voit le bout de fon nez en fefant fes prières, s'échauffe par degrés, jufqu'à croire, que s'il se charge de chaînes pesant cinquante livres, l'Etre fuprême lui aura beaucoup d'obligation. Il s'endort l'imagination toute pleine de Brama, & il ne manque pas de le voir en fonge. Quelquefois même dans cet état où l'on n'eft ni endormi ni éveillé, des étincelles fortent de fes yeux; il voit Brama refplendiffant de lumières, il a des extafes, & cette maladie devient fouvent incurable.

La chofe la plus rare eft de joindre la raison avec l'enthousiasme; la raison consiste à voir toujours les chofes comme elles font. Celui qui dans l'ivreffe voit les objets doubles est alors privé de la raison.

L'enthousiasme eft précisément comme le vin; il peut exciter tant de tumulte dans les vaiffeaux fanguins, & de fi violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout-à-fait détruite. Il peut ne caufer que de légères fecouffes, qui ne faffent que donner au cerveau un peu plus d'activité; c'eft ce qui arrive dans les grands mouvemens d'éloquence, & furtout dans la poëfie fublime. L'enthousiasme raisonnable eft le partage des grands poëtes.

Cet enthousiasme raisonnable eft la perfection de leur art; c'eft ce qui fit croire autrefois qu'ils étaient inspirés des Dieux, & c'eft ce qu'on n'a jamais dit des autres artistes.

Comment le raifonnement peut-il gouverner l'enthoufiafme? c'eft qu'un poëte deffine d'abord l'ordonnance de fon tableau; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer fes perfonnages & leur donner le caractère des paffions? alors l'imagination s'échauffe, l'enthousiasme agit; c'eft un courfier qui s'emporte dans fa carrière. Mais la carrière eft régulièrement

tracée.

L'enthousiasme eft admis dans tous les genres de poëfie où il entre du fentiment: quelquefois même il fe fait place jufque dans l'églogue, témoin ces vers de la dixième églogue de Virgile.

Jam mihi per rupes videor lucofque fonantes

Ire;

libet partho torquere cydonia cornu

Spicula: tanquam hæc fint noftri medicina furoris,
Aut Deus ille malis hominum mitefcere difcat.

Le ftyle des épîtres, des fatires, réprouve l'enthoufiafme; auffi n'en trouve-t-on point dans les ouvrages de Boileau & de Pope.

Nos odes, dit-on, font de véritables champs d'enthousiasme; mais comme elles ne se chantent point parmi nous, elles font fouvent moins des odes que des ftances, ornées de réflexions ingénieufes. Jetez les yeux fur la plupart des ftances de la belle ode à la Fortune, de Jean-Baptifte Rouffeau.

Vous chez qui la guerrière audace
Tient lieu de toutes les vertus,
Concevez Socrate à la place
Du fier meurtrier de Clitus:
Vous verrez un roi refpectable,
Humain, généreux, équitable,

Un roi digne de vos autels;
Mais à la place de Socrate,

Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels.

Ce couplet eft une courte differtation fur le mérite perfonnel d'Alexandre & de Socrate; c'eft un fentiment particulier, un paradoxe. Il n'eft point vrai qu'Alexandre fera le dernier des mortels. Le héros qui vengea la Grèce, qui fubjugua l'Afie, qui pleura Darius, qui punit fes meurtriers, qui respecta la famille du vaincu, qui donna un trône au vertueux Abdolonime, qui rétablit Porus, qui bâtit tant de villes en fi peu de temps, ne fera jamais le dernier des mortels.

Tel qu'on nous vante dans l'hiftoire,

Doit peut-être toute fa gloire

A la honte de fon rival:

L'inexpérience indocile

Du compagnon de Paul-Emile

Fit tout le fuccès d'Annibal.

Voilà encore une réflexion philofophique fans aucun enthousiasme. Et de plus, il est très-faux que les fautes de Varron aient fait tout le fuccès d'Annibal; la ruine de Sagonte, la prise de Turin, la défaite de Scipion père de l'Africain, les avantages remportés fur Sempronius, la victoire de Trébie, la victoire de Trazimène, & tant de favantes marches, n'ont rien de commun avec la bataille de Cannes, où Varron fut vaincu, dit-on, par fa faute. Des faits fi défigurés doivent-ils être plus approuvés dans une ode que dans une hiftoire?

De toutes les odes modernes, celle où il règne le plus grand enthousiasme qui ne s'affaiblit jamais, & qui ne tombe ni dans le faux, ni dans l'ampoulé, eft le Timothée, ou la fête d'Alexandre par Dryden: elle est encore regardée en Angleterre comme un chefd'œuvre inimitable, dont Pope n'a pu approcher quand il a voulu s'exercer dans le même genre. Cette ode fut chantée; & fi on avait eu un muficien digne du poëte, ce ferait le chef-d'œuvre de la poëfie lyrique.

Ce qui eft toujours fort à craindre dans l'enthoufiafme, c'eft de fe livrer à l'ampoulé, au gigantefque, au galimatias. En voici un grand exemple, dans l'ode fur la naissance d'un prince du fang royal.

Où fuis-je ? quel nouveau miracle
Tient encor mes fens enchantés ?
Quel vafte, quel pompeux spectacle
Frappe mes yeux épouvantés!
Un nouveau monde vient d'éclore :
L'univers fe reforme encore
Dans les abymes du chaos;
Et pour réparer ses ruines,
Je vois des demeures divines
Descendre un peuple de héros.

Nous prendrons cette occafion pour dire qu'il y a peu d'enthousiasme dans l'ode fur la prise de Namur.

Le hafard m'a fait tomber entre les mains une critique très-injufte du poëme des Saifons de M. de Saint-Lambert, & de la traduction des Géorgiques de Virgile par M. Delille. L'auteur acharné a décrier tout ce qui eft louable dans les auteurs vivans, & à louer

ce qui eft condamnable dans les morts, veut faire admirer cette ftrophe:

Je vois monter nos cohortes

La flamme & le fer en main,

Et fur les monceaux de piques,

De corps morts, de rocs, de briques,

S'ouvrir un large chemin.

Il ne s'aperçoit pas que les termes de piques & de briques font un effet très-défagréable; que ce n'eft point un grand effort de monter fur des briques, que l'image de briques eft très-faible après celle des morts; qu'on ne monte point fur des monceaux de piques, & que jamais on n'a entaffé de piques pour aller à l'assaut; qu'on ne s'ouvre point un large chemin fur des rocs; qu'il fallait dire: Je vois nos cohortes s'ouvrir un large chemin à travers les débris des rochers, au milieu des armes brifees, & fur des morts entaffés; alors il y aurait eu de la gradation, de la vérité, & une image terrible. Le critique n'a été guidé que par fon mauvais goût,

&

par la rage de l'envie qui dévore tant de petits auteurs fubalternes. Il faut pour s'ériger en critique, être un Quintilien, un Rollin; il ne faut pas avoir l'infolence de dire cela eft bon, ceci eft mauvais, fans en apporter des preuves convaincantes. Ce ne ferait plus reffembler à Rollin dans fon Traité des études; ce ferait reffembler à Fréron, & être par conféquent très-méprifable.

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