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Enfin, je vis dans le lointain quelques spectres à demi-nus, qui écorchaient avec des bœufs auffi décharnés qu'eux, un fol encore plus amaigri; je compris pourquoi la terre n'était pas auffi fertile qu'elle pouvait l'être.

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UN pauvre gentilhomme du pays d'Haguenau

cultivait fa petite terre, & fainte Ragonde ou Radegonde était la patrone de fa paroiffe. Or il arriva que le jour de la fête de fainte Ragonde, il fallut donner une façon à un champ de ce pauvre gentilhomme, fans quoi tout était perdu. Le maître, après avoir affifté dévotement à la messe avec tout fon monde, alla labourer fa terre, dont dépendait le maintien de fa famille ; & le curé & les autres paroiffiens allèrent boire felon l'usage.

Le curé en buvant apprit l'énorme scandale qu'on ofait donner dans fa paroiffe, par un travail profane: il alla, tout rouge de colère & de vin, trouver le cultivateur, & lui dit: Monfieur, vous êtes bien infolent & bien impie, d'ofer labourer votre champ au lieu d'aller au cabaret comme les autres. Je conviens, Monfieur, dit le gentilhomme, qu'il faut boire à l'honneur de la fainte, mais il faut auffi manger, & ma famille mourrait de faim fi je ne labourais pas. Buvez & mourez, lui dit le curé. Dans quelle loi, dans quel concile cela eft-il écrit? dit le cultivateur. Dillionn. philofoph. Tome IV.

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Dans Ovide, dit le curé. J'en appelle comme d'abus, dit le gentilhomme. Dans quel endroit d'Ovide avezvous lu que je dois aller au cabaret plutôt que de labourer mon champ le jour de fainte Ragonde?

Vous remarquerez que le gentilhomme & le pasteur avaient très-bien fait leurs études. Lifez la Métamorphofe des filles de Minée, dit le curé. Je l'ai lue, dit l'autre, & je foutiens que cela n'a nul rapport à ma charrue. Comment, impie, vous ne vous fouvenez pas que les filles de Minée furent changées en chauvesfouris pour avoir filé un jour de fête? Le cas eft bien différent, répliqua le gentilhomme: ces demoiselles n'avaient rendu aucun honneur à Bacchus ; & moi j'ai été à la meffe de fainte Ragonde; vous n'avez rien à me dire; vous ne me changerez point en chauve-fouris. Je ferai pis, dit le prêtre; je vous ferai mettre à l'amende. Il n'y manqua pas. Le pauvre gentilhomme fut ruiné; il quitta le pays avec sa famille & ses valets, paffa chez l'étranger, fe fit luthérien, & fa terre refta inculte plufieurs années.

On conta cette aventure à un magiftrat de bon fens & de beaucoup de piété Voici les réflexions qu'il fit à propos de fainte Ragonde.

Ce font, difait-il, les cabaretiers, fans doute, qui ont inventé ce prodigieux nombre de fêtes : la religion des payfans & des artifans confifte à s'enivrer le jour d'un faint qu'ils ne connaiffent que par ce culte : c'eft dans ces jours d'oifiveté & de débauche que fe commettent tous les crimes : ce font les fêtes qui rempliffent les prifons, & qui font vivre les archers, les greffiers, les lieutenans - criminels & les bourreaux : voilà parmi nous la feule excufe des fêtes : les champs

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catholiques reftent à peine cultivés, tandis que les campagnes hérétiques labourées tous les jours produifent de riches moiffons.

A la bonne heure que les cordonniers aillent le matin à la meffe de St Crépin, parce que crepido fignifie empeigne; que les fefeurs de vergettes fêtent Sainte Barbe leur patrone; que ceux qui ont mal aux yeux entendent la meffe de fainte Claire; qu'on célèbre faint..... dans plufieurs provinces; mais qu'après avoir rendu fes devoirs aux faints on rende service aux hommes, qu'on aille de l'autel à la charrue : c'est l'excès d'une barbarie & d'un efclavage infupportable, de confacrer fes jours à la nonchalance & au vice. Prêtres, commandez (s'il eft néceffaire) qu'on prie Roch, Euftache, & Fiacre le matin; Magiftrats, ordonnez qu'on laboure vos champs le jour de Fiacre, d'Euftache, & de Roch. C'eft le travail qui est nécesfaire; il y a plus, c'est lui qui fanctifie.

SECTION II.

Lettre d'un ouvrier de Lyon à Meffeigneurs de la commiffion établie à Paris pour la réformation des ordres religieux, imprimée dans les papiers publics en 1766.

MESSEIGNEURS,

JE fuis ouvrier en foie, & je travaille à Lyon depuis

dix-neuf ans. Mes journées ont augmenté infenfiblement, & aujourd'hui je gagne trente-cinq fous. Ma femme qui travaille en passemens, en gagnerait quinze s'il lui était poffible d'y donner tout fon temps; mais comme les foins du ménage, les maladies de couches ou autres, la détournent étrangement, je réduis fon profit à dix fous, ce qui fait quarante-cinq fous journellement que nous apportons au ménage. Si l'on déduit de l'année quatre-vingt-deux jours de dimanches ou de fêtes, l'on aura deux cents quatre-vingt quatre jours profitables, qui à quarante-cinq fous font fix cents trente-neuf livres. Voilà mon revenu.

Voici les charges.

J'ai huit enfans vivans, & ma femme eft fur le point d'accoucher du onzième, car j'en ai perdu deux. Il y a quinze ans que je fuis marié. Ainfi je puis compter annuellement vingt-quatre livres pour les frais de couches & de baptême, cent huit livres pour l'année de deux nourrices, ayant communément deux enfans

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en nourrice, quelquefois même trois. Je paye de loyer à un quatrième cinquante-fept livres, & d'impofition quatorze livres. Mon profit fe trouve donc réduit à quatre cents trente-fix livres, ou à vingt-cinq fous trois deniers par jour, avec lefquels il faut fe vêtir, fe meubler, acheter le bois, la chandelle, & faire vivre ma femme & fix enfans.

Je ne vois qu'avec effroi arriver des jours de fête. Il s'en faut très peu, je vous en fais ma confeffion, que je ne maudiffe leur inftitution. Elles ne peuvent avoir été instituées, difais-je, que par les commis des aides, par les cabaretiers, & par ceux qui tiennent les guinguettes.

Mon père m'a fait étudier jufqu'à ma feconde, & voulait à toute force que je fuffe moine, me fefant entrevoir dans cet état un afile affuré contre le befoin; mais j'ai toujours penfé que chaque homme doit fon tribut à la fociété, & que les moines font des guêpes inutiles qui mangent le travail des abeilles. Je vous avoue pourtant que quand je vois Jean C*** avec lequel j'ai étudié, & qui était le garçon le plus pareffeux du collège, poffeder les premières places chez les prémontrés, je ne puis m'empêcher d'avoir quelques regrets de n'avoir pas écouté les avis de mon père.

Je fuis à la troifième fête de Noël, j'ai engagé le peu de meubles que j'avais, je me fuis fait avancer urfe semaine par mon bourgeois, je manque de pain, comment paffer la quatrième fête? Ce n'eft pas tout; j'en entrevois encore quatre autres dans la semaine prochaine. Grand DIEU! huit fêtes dans quinze jours! est-ce vous qui l'ordonnez?

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