Page images
PDF
EPUB

amener la fusion avec celui qui précède ou qui suit. Il y a donc solution de continuité dans la série.

Avant que l'histoire naturelle fût perfectionnée comme elle l'est aujourd'hui, avant surtout que l'anatomie comparée l'eût éclairée de ses lumières, on pensait que les animaux formaient une chaîne non interrompue qui se liait même à celle des plantes, et si intimement, qu'il paraissait difficile d'établir une démarcation nette entre les deux règnes. Ce fut Bonnet qui donna un corps à cette idée. « 11 rangea, dit M. Flourens (1), les êtres sur une seule ligne, en allant du plus simple au plus compliqué, et il voulut que cette ligne fût partout continue, c'est-à-dire qu'elle n'offrît nulle part des interruptions ou des hiatus. » De Blainville donna à cette même idée un caractère plus scientifique en tirant un grand parti des espèces fossiles pour remplir les vides de la série et établir une liaison entre les types voisins, mais isolés les uns des autres. Néanmoins la plupart des naturalistes sont à peu près d'accord sur ce point, que les êtres vivants, et spécialement les animaux, ne forment pas une série continue, puisque l'ensemble de l'organisme ne se développe et ne se perfectionne pas graduellement; d'où il résulte qu'une série offre, si bien établie qu'elle soit, des solutions de continuité provenant de ce que les animaux d'un type ne se lient pas à ceux du type voisin par des espèces mixtes ou intermédiaires. Et comme il n'y a nulle liaison naturelle entre deux types, le passage de l'un à l'autre est heurté; il se fait par un saut pour franchir le vide.

On convient assez généralement que, si l'on veut faire des séries, il faut en faire plusieurs parallèles. « Si vous remontez, dit le savant physiologiste que je viens de citer (2), des espèces inférieures vers les supérieures, vous trouverez autant de lignes de complication que vous trouverez d'organes. Si vous considérez le système nerveux, vous mettrez les insectes au-dessus des mollusques; si vous considérez la circulation, les sécrétions, etc., vous mettrez les mollusques au-dessus des insectes ; si vous considérez la respiration, l'oiseau aura le pas sur le mammifère; si vous considérez l'intelligence, le mammifère aura le pas sur l'oiseau; le reptile est audessus du poisson par la respiration, il est au-dessous par la circulation, etc., etc. » Voilà pourquoi les diverses classifications proposées ne se ressemblent pas. Ceux qui classent les mammifères d'après le système nerveux, ne les disposent point. comme ils le sont dans les classifications basées sur la considération des dents et des extrémités.

Quoique les espèces animales, eu égard à leur organisation, ne puissent être disposées en une scule série continue, il est cependant incontestable qu'elles offrent dans l'ensemble de leur structure un perfectionnement gradué, qui, sans marcher, il est vrai, également vite pour tous les organes et les appareils, marche en définitive de l'espèce la plus simple vers la plus compliquée. Ainsi en prenant l'appareil digestif, on le voit d'abord sous la forme d'un sac, sans parois distinctes et à une seule ouverture; bientôt c'est un sac à deux ouvertures; d'abord il n'a que la longueur du corps; plus tard il s'allonge, se replie sur lui-même, et se renfle en certains points de son trajet. Dans le principe, toutes ces parties avaient la même

(1) Histoire des travaux de Cuvier, p. 264.

(2) Travaux de Cuvier, p. 265.

structure et remplissaient le même office; par la suite, il se fractionnera en sections qui auront chacune leur structure et leur rôle particulier; enfin des glandes nombreuses, qui lui manquent quand il est à l'état rudimentaire, apparaîtront à mesure qu'il se compliquera. Il en sera de même pour le système nerveux, l'appareil respiratoire et tous les autres.

En somme, les appareils organiques se perfectionnent donc du rayonné au vertébré, mais ils ne suivent pas les uns par rapport aux autres une complication proportionnelle et égale : il en est qui, dans certains groupes, marchent plus vite que d'autres, pour marcher plus lentement dans certains groupes différents. Malgré ces irrégularités apparentes, l'organisation se perfectionne ou se complique (car ces expressions sont ici synonymes), suivant certaines lois constantes, invariables, qu'il est essentiel d'indiquer.

Cuvier dit avec justesse « que ce qui est commun à chaque genre d'organes, considéré dans tous les animaux, se réduit à très peu de chose, et que les organes affectés au même emploi ne se ressemblent souvent que par l'effet qu'ils produisent (1). » Il suffit de jeter un coup d'œil sur les principaux appareils pour se pénétrer de cette grande vérité.

Le système nerveux, qui est le système prééminent, supérieur, qu'a-t-il de constant? Dès qu'il devient distinct, il s'offre sous l'aspect de petits renflements, donnant naissance à des filets; c'est là sa forme essentielle, fondamentale, qu'il conservera toujours. Mais ensuite quelles variétés dans le nombre, la forme, la situation, le rapport de ces masses et de ces filets! L'appareil locomoteur est constitué, au fond, par la fibre contractile. C'est dans cette fibre que réside la disposition essentielle de l'appareil. Qu'elle soit disséminée dans le parenchyme; qu'elle forme des couches sous la peau ; qu'elle soit rassemblée en faisceaux ; qu'elle s'unisse à des écailles, à des coquilles, à un squelette extérieur ou intérieur; que ce squelette se compose seulement d'un tronc ou qu'il ait en même temps des appendices plus ou moins nombreux, tout cela n'est que de l'accessoire. L'appareil respiratoire n'est qu'une surface par laquelle l'air se met en rapport avec les fluides nutritifs; c'est là tout ce qu'il a de constant. Cette surface est d'abord celle de la peau ou de la paroi du sac digestif. Qu'elle se distingue ensuite de celle qui digère; qu'elle se différencie des téguments; qu'elle soit formée par des branchies, des trachées ou des poumons, ce sont encore là des accessoires. L'appareil circulatoire, à son point de départ, est constitué par des canaux dans lesquels sont renfermés et mis en mouvement les liquides: il n'a pas d'autre caractère constant ; que ces canaux aient ou n'aient pas de parois propres, qu'ils soient tous semblables, ou bien que les uns constituent des artères et des veines, les autres des capillaires et des lymphatiques; qu'il n'y ait point de cœur, ou bien qu'il y en ait un ou plusieurs; que ce cœur ait un seul ou plusieurs ventricules, une seule ou plusieurs oreillettes; qu'il soit sur le trajet du sang veineux ou sur celui du sang artériel, ou bien encore au point de jonction des deux sangs, toutes ces dispositions varient à l'infini.

Si, au lieu de considérer les appareils, on se borne aux organes, on verra que ce

(1) Anatomie comparée, t. I, p. 36.

qui est constant dans chacun n'est aussi que très peu de chose. Comparez le cerveau du mammifère avec celui de l'oiseau; le cerveau des deux premiers avec celui du reptile et du poisson; l'estomac du cheval avec celui du bœuf; le cœur du vertébré à sang chaud avec celui du vertébré à sang froid, et vous verrez que la somme des différences est bien plus grande que celle des dispositions constantes.

Ainsi, il y a, dans chaque organe ou chaque appareil, des choses toujours semblables, ce sont les dispositions essentielles; d'autres très variables, dans les divers groupes, ce sont les dispositions accessoires. Il faut donc admettre, en principe, que les modifications dans la forme et la structure des organes sont presque infinies, l'anatomie comparée le démontre; mais elles ne sont pas, tant s'en faut, susceptibles de s'allier toutes les unes avec les autres. Toutes ces diverses combinaisons ne sont pas possibles: il est certaines dispositions qui s'appellent; il en est d'autres qui s'excluent; pour me servir des expressions du grand naturaliste, en un mot, « il y a des combinaisons obligées et des combinaisons impossibles. »

Les lois des rapports entre les organes sont fondées sur cette dépendance réciproque des fonctions; comme ces rapports et cette dépendance sont invariables, les lois qui les régissent n'ont pas moins, d'après Cuvier, de rigueur que les lois métaphysiques et mathématiques. On peut les appeler les lois d'harmonie ; elles sont susceptibles de se réduire à deux : la première, celle des corrélations organiques; la seconde, celle de la subordination des organes. Quelques exemples suffiront pour les mettre en évidence.

Toutes les fois que la respiration est circonscrite ou localisée, il faut qu'il y ait un cœur pour lancer le sang vers le lieu où il doit se mettre en contact avec l'air, des vaisseaux pour l'y apporter, d'autres canaux pour le ramener dans toutes les parties; il faut, en un mot, qu'il y ait une circulation complète. La localisation de la fonction respiratoire rend donc la circulation indispensable, et si celle-ci n'existe point, il ne peut y avoir qu'une respiration disséminée; car, dès l'instant que le fluide nutritif ne peut aller chercher l'air, il faut que ce dernier vienne le trouver : or, comme le fluide nutritif est partout, il est de toute nécessité que l'air aille partout. C'est ce qui arrive chez les insectes: ils n'ont qu'une circulation imparfaite, leur fluide nourricier baigne toutes les parties, l'air va se mettre en rapport avec lui par des trachées ou canaux ramifiés.

La respiration et la circulation influent sur le système nerveux et la locomotion. Plas la respiration sera étendue et complète, plus les mouvements seront prompts et énergiques, plus les sensations seront vives. C'est surtout chez les animaux supérieurs que la relation est intime et nécessaire. La cessation de la circulation ou la suspension de l'hématose anéantissent presque instantanément l'action nerveuse. Ces deux fonctions sont à leur tour dépendantes du système nerveux, puisque le cœur ne se contracte que par l'intervention des nerfs, et que les organes accessoires, qui sont destinés à l'accomplissement des actes mécaniques de la respiration, ne peuvent agir que par suite de la même intervention.

La digestion a des rapports encore assez évidents avec la respiration et la circulation; elle est rapide chez les animaux à sang chaud, dont les repas sont très rapprochés; elle est lente, difficile chez les animaux à sang froid, dont l'hématosc est faible et incomplète. Cette fonction, en apparence si indépendante des actes exté

rieurs ou de relation, est néanmoins liée intimement à la locomotion et aux actions nerveuses. Cuvier (1) a formulé avec son génie supérieur ces rapports qu'il n'est pas possible de mieux rendre que par ces admirables expressions: « Si, dit-il, les intestins d'un animal sont organisés de manière à ne digérer que de la chair, et de la chair récente, il faut aussi que ses mâchoires soient construites pour dévorer une proie, ses griffes pour la saisir et la déchirer, ses dents pour la couper et la diviser, le système entier de ses organes du mouvement pour la poursuivre et l'atteindre, ses organes des sens pour l'apercevoir de loin; il faut même que la nature ait placé dans son cerveau l'instinct nécessaire pour savoir se cacher et tendre des piéges à ses victimes..... En effet, pour que la mâchoire puisse saisir, il lui faut une certaine forme de condyle, un certain rapport entre sa position et la résistance, et celle de la puissance avec le point d'appui, un certain volume dans le muscle crotaphite, qui exige une certaine étendue dans la fosse qui le reçoit et une certaine convexité de l'arcade zygomatique sous laquelle il passe; cette arcade zygomatique doit aussi avoir une certaine force pour donner appui au muscle masséter.

» Pour que l'animal puisse emporter sa proie, il lui faut une certaine vigueur dans les muscles qui soulèvent la tête, d'où résulte une forme déterminée dans les vertèbres où ces muscles ont leurs attaches, et dans l'occiput où ils s'insèrent.

» Pour que les dents puissent couper la chair, il faut qu'elles soient tranchantes, et qu'elles le soient plus ou moins, selon qu'elles auront plus ou moins exclusivement de la chair à couper. Leur base devra être d'autant plus solide, qu'elles auront plus d'os, et de plus gros os à briser. Toutes ces circonstances influeront aussi sur le développement de toutes les parties qui servent à mouvoir la mâchoire.

>> Pour que les griffes puissent saisir cette proie, il faudra une certaine mobilité dans les doigts, une certaine force dans les ongles, d'où résulteront des formes déterminées dans toutes les phalanges, et des distributions nécessaires de muscles et de tendons; il faudra que l'avant-bras ait une certaine facilité à se tourner, d'où résulteront encore des formes déterminées dans les os qui le composent, etc.

» Il est aisé de voir que l'on peut tirer des conclusions semblables pour les extrémités postérieures, qui contribuent à la rapidité des mouvements; pour la composition du tronc et la forme des vertèbres, qui influent sur la facilité, la flexibilité de ces mouvements; pour les formes des os du nez, de l'orbite, de l'oreille, dont les rapports avec la perfection des sens de l'odorat, de la vue, de l'ouïe, sont évidents. En un mot, la forme de la dent entraîne la forme du condyle, celle de l'omoplate, celle des ongles, tout comme l'équation d'une courbe entraîne toutes ses propriétés. »

Ainsi, de quelque côté qu'on porte ses regards, on voit qu'il y a rapport, harmonie entre les divers appareils de l'économie, comme entre les divers organes d'un même appareil. De même que telle forme de respiration commande telle forme de circulation, telle forme de système digestif, telle autre de système locomoteur, de même aussi une forme donnée dans les organes de la mastication détermine celle de l'estomac, de l'intestin, etc. La loi de corrélation organique est donc une loi rigoureuse, certaine et partout évidente. On pourrait l'appeler la loi des rapports

(1) Discours sur les révolutions du globe, p. 63.

ou la loi d'harmonie; elle renferme implicitement toutes les autres. Cette harmonic une fois établie, l'organisation animale pouvait être variée dans ses mille détails secondaires; aussi « la nature, en demeurant toujours, dit G. Cuvier (1), dans les bornes que les conditions nécessaires de l'existence prescrivaient, s'est abandonnée à toute sa fécondité dans ce que ces conditions ne limitaient pas; et, sans sortir jamais du petit nombre des combinaisons possibles, entre les modifications essentielles des organes importants, elle semble s'être jouée à l'infini dans toutes les parties accessoires. » Voilà pourquoi toutes ces variétés si singulières qui diversifient les nombreuses espèces du règne animal, voilà pourquoi toutes ces formes bizarres, singulières, plutôt destinées à rompre une uniformité monotone qu'à satisfaire à des nécessités fonctionnelles il semble qu'elles soient l'œuvre d'une main devenue capricieuse, dès l'instant qu'elle pouvait se passer d'une logique inflexible.

L'organisation des animaux est donc régie par des lois rigoureuses que l'observation et l'interprétation des faits nous font découvrir. Elle est elle-même mise en rapport ou en relation avec les besoins de chaque espèce et avec ses conditions d'existence; on pourrait même ajouter qu'elle détermine ces dernières au moins dans ce qu'elles ont de fondamental. Déjà nous avons vu clairement par les expressions si éloquentes de Cuvier, comment chez les carnassiers la disposition de l'appareil digestif, des organes des sens et de la locomotion se trouve en rapport avec le régime, les mœurs, les habitudes de ces animaux. Cette nouvelle corrélation d'un ordre supérieur à celui qui existe entre les divers appareils de l'économie et les divers organes d'un même appareil devient évidente partout, parmi les herbivores comme parmi les carnassiers, chez les oiseaux aussi bien que chez les mammifères. Ainsi l'organisation de l'herbivore serait manifestement absurde si elle était semblable à celle du lion ou du tigre. Il doit vivre d'herbes ou de racines: à quoi lui serviraient des instincts féroces et sanguinaires? Il n'a pas de proie à poursuivre, à déchirer: à quoi pourraient lui être utiles des griffes acérées, un avant-bras mobile, une clavicule? des sabots, un avant-bras sans mouvements de rotation lui suffisent. Il ne doit broyer que des substances végétales, qu'a-t-il besoin de mâchoires courtes, de masséters, de crotaphites énormes, de dents aiguës? Il lui faut des dents plates, des mâchoires plus longues que solides; ses aliments tiennent beaucoup de place, il ne peut se contenter d'un petit estomac, d'un intestin court; il lui faut un ample estomac, un spacieux intestin. Cet herbivore doit être la victime du carnassier; il a besoin d'être prévenu de l'approche de ce dernier par une ouïe délicate; il peut être surpris à tout instant, il faut qu'il soit timide, craintif, sans cesse sur ses gardes; en un mot, il est nécessaire qu'il possède des instincts conservateurs tout particuliers, sans lesquels son existence ne serait pas assurée.

Si des généralités on descend dans les détails, ces rapports de l'organisation avec les conditions d'existence ne seront pas moins sensibles. La nature se montre aussi logique dans les petites que dans les grandes choses. Les carnassiers, par exemple, n'ont pas tous le même genre de vie. L'un est insectivore, il a des dents aiguës; sa

(1) Leçons d'anatomie comparée, 2o édit., t. I, p. 59.

« PreviousContinue »