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eh bien, il est encore indispensable d'opérer sur plusieurs catégories d'animaux, car on se tromperait grossièrement si l'on croyait pouvoir appliquer à l'homme ce qui se passe chez le bœuf, et même au cheval ce qui se passe chez ce dernier. En effet, la fonction des glandes salivaires a dans les ruminants une physionomie et des caractères tout différents de ceux qu'elle a dans les solipèdes, et ceux qu'elle a dans les herbivores, elle ne les possède plus dans les carnassiers.

Il est donc nécessaire d'expérimenter sur différents types d'animaux pour arriver à des généralisations fondées, préciser les caractères constants et invariables d'une fonction, ainsi que ses caractères mobiles et accessoires. C'est parce qu'on méconnaît cette nécessité qu'il s'élève des disputes éternelles, des contestations sans fin entre les physiologistes sur la plupart des questions. Il n'en sera jamais autrement tant qu'on persévérera dans une voie si vicieuse, car on ne voit pas comment on peut tirer des inductions identiques d'un premier résultat obtenu sur le cheval, d'un second sur le chien, d'un troisième sur les grenouilles, etc., alors que ces résultats sont essentiellement dissemblables. Si, au contraire, on commence par bien déterminer ce qu'une fonction a de fixe et d'invariable, on verra que cela seul peut servir de base à une généralisation; le reste sera laissé de côté.

Il est des fonctions qui semblent faire exception à la règle précédente, du moins dans de certaines limites: ce sont celles qui ne se modifient pas d'une espèce à une autre espèce, d'un genre, d'un ordre à un autre genre ou à un autre ordre, ni même très sensiblement d'une classe à une classe voisine, les fonctions des centres nerveux par exemple. En effet, qu'importe pour trouver le rôle des hémisphères cérébraux, du cervelet ou de la moelle allongée, de prendre ou un carnassier, ou un solipède, ou un ruminant, ou un rongeur? mais quand il s'agit de la digestion, de diverses sécrétions, il en est autrement.

Ce n'est pas tout, pour l'expérimentateur, que d'avoir bien choisi les animaux qui lui permettent le mieux d'étudier une fonction, et de s'être astreint à faire ses tentatives sur beaucoup de types variés, afin de distinguer les traits communs de celle-ci, d'avec les traits particuliers dont les variantes sont si nombreuses; il n'a, après cela, accompli qu'une partie de sa tâche; il lui reste à répéter, à modifier et à varier ses expériences un assez grand nombre de fois pour qu'il soit sûr de l'invariabilité des résultats qu'il aura obtenus.

Ce nouveau précepte est encore d'une grande importance. Souvent la même expérience répétée vingt fois donne vingt résultats dissemblables, bien qu'on se soit placé dans des conditions en apparence identiques. L'âge des animaux, leur taille, leur constitution, leur force ou leur débilité, les complications qui surviennent, les accidents de l'opération, mille causes imprévues produisent ces variations qu'il faut distinguer de ce qui, dans les phénomènes, se reproduit toujours de la même manière. Il peut encore arriver que la même expérience donne des résultats contradictoires. En négligeant de répéter plusieurs fois les expériences, on s'expose à prendre l'exception pour la règle, l'accident pour le fait constant, l'accessoire pour le fait principal. Malheureusement c'est ce qui arrive trop souvent. Voilà pourquoi à tout instant on oppose un résultat à un autre résultat contradictoire. Lequel des deux est le vrai? Il faut tout recommencer pour le savoir, et quand on le sait, l'autre

reste encore. Les esprits qui aiment la controverse s'en servent pour embrouiller les choses les plus claires.

Ce n'est pas tout encore. Le physiologiste qui a été habile, consciencieux, exact, a contracté implicitement envers les autres l'obligation de simplifier, de perfectionner ses procédés, de manière que les résultats qu'il a acquis à la science puissent être reproduits facilement. S'il n'a pas le mérite de donner le moyen d'atteindre ce but, le premier qui essaiera de répéter ses tentatives ne réussira probablement pas, et dès lors surgiront de fâcheuses contestations.

Outre les expériences sur les animaux vivants, il en est qui peuvent être faites sur le cadavre, ou tout à fait en dehors de l'animal. Les expériences sur le cadavre sont peu nombreuses, et la plupart d'assez mince valeur. Déterminer les phénomènes de l'endosmose et de l'exosmose, le caractère des mouvements péristaltiques de l'intestin, le mode d'extinction de l'irritabilité musculaire, le degré de résistance du cardia, les propriétés physiques et chimiques des tissus, etc., tel est le rôle assez réduit du cadavre au point de vue expérimental.

Celles qui sont faites en dehors de l'être vivant ou mort sont aussi en très petit nombre; mais plusieurs tentatives très remarquables montrent qu'elles peuvent avoir leur utilité. Elles s'appliquent surtout à la recherche de l'action de certains liquides, la salive, la bile, le suc gastrique. Les digestions et les fécondations artificielles de Spallanzani sont des modèles en ce genre.

Quant aux avantages que la physiologie peut retirer de l'expérimentation, ils sout et depuis longtemps trop bien sentis pour qu'il soit nécessaire de chercher à les démontrer. Du reste, après les belles découvertes de Harvey, de Bichat, de Legallois, Ch. Bell, MM. Flourens, Magendie, qui oserait faire l'éloge des expériences ou seulement croire qu'elles en ont besoin!

Malheureusement un éternel reproche a été fait aux expérimentateurs. On a dit qu'ils furent toujours barbares: Celse est allé jusqu'à accuser Hérophile d'avoir disséqué vivants des criminels que lui abandonnaient les rois d'Égypte; Aselli, après sa belle découverte, fut tenté de renouveler ce supplice; mais il repoussa cette tendance, réfléchissant que ce serait un crime digne de mort que de sacrifier une victime humaine.

Il est bien vrai que les vivisections ont quelque chose de barbare; mais sans elles le nombre des expériences serait fort restreint. L'homme peut en faire sur lui quelques unes: Sanctorius dans sa balance, Dodart qui jeûne pendant le carème, Spallanzani qui avale de petits tubes pleins d'aliments, Montègre se faisant vomir à volonté, Beaumont, Duphénix, étudiant la digestion et la sécrétion salivaire sur des individus porteurs de fistules à l'estomac ou au canal parotidien, Stark poussant le dévouement jusqu'à braver la mort en essayant les effets d'une alimentation insuffisante, d'autres enfin s'enfermant dans des étuves ou se recouvrant d'enduits imperméables, nous en offrent des exemples. Néanmoins celles-là ne mèneraient pas loin la physiologie, si l'on ne pouvait en faire d'autres sur les animaux. La nécessité de celles-ci pour éclairer la science et conduire à des applications utiles doit faire trouver grâce à l'expérimentateur aux yeux de ceux qui comprennent les méthodes scientifiques. Le physiologiste qui sacrifie un animal dans le but de s'instruire n'est-il pas plus excusable que le chasseur qui tue, comme le dit Legallois,

pour se repaître de leurs dépouilles, tant d'animaux inoffensifs, ou que le gastronome qui les mutile et leur donne des maladies mortelles afin de rendre leur chair plus délicate? Quoi qu'on en ait dit, les recherches expérimentales ne supposent point dans celui qui s'y livre un manque de sensibilité. Ce n'est pas par plaisir, mais c'est à regret qu'il torture de malheureuses victimes; il s'apitoie sur leurs souffrances, bien qu'il en soit la cause, et il les leur épargne souvent quand elles ne sont point indispensables. D'ailleurs, qu'on veuille bien se rappeler que les écoles d'Italie au XVIe siècle, du temps de Fallope et d'Eustache, allaient jusqu'à donner de l'opium aux animaux qu'elles tuaient pour les études anatomiques; qu'on se donne la peine de lire les réflexions touchantes de Haller et d'autres physiologistes sur les vivisections, et l'on restera convaincu qu'il y a moins d'inhumanité chez les expérimentateurs qu'il n'y en avait chez les nations où tant d'esclaves devenaient, au milieu des cirques, la proie de bêtes féroces, pour l'amusement des spectateurs.

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Lorsque le physiologiste est arrivé par la voie de l'observation et de l'expérience à rassembler les faits qui doivent servir de base à la science, sa tâche n'est pas encore achevée beaucoup de faits, beaucoup de notions lui ont échappé, et les faits, les notions qu'il a pu acquérir ont besoin d'être interprétés, comparés et classés. Il ne peut arriver à ce résultat définitif sans un dernier moyen que j'appellerai la systématisation.

Sous cette dénomination, peut-être un peu vague, je comprends le raisonnement, la comparaison, l'induction, le calcul, l'hypothèse, à l'aide desquels on coordonne les faits, afin d'en tirer les conséquences qui en découlent, et d'en constituer la partie synthétique et dogmatique de la science. En physiologie, ces divers moyens sont très précieux quand on s'en sert dans de justes mesures. Seuls, ils font une science sans base et sans consistance, mais employés comme complément des matériaux et des résultats acquis, ils deviennent d'une grande utilité. C'est dans ce sens et à ce titre qu'il en sera question dans ce paragraphe.

Il y a dans toutes les sciences, ou du moins dans la plupart, un élément dogmatique d'après lequel sont formulés les principes, les lois, et tout ce qui constitue la philosophie scientifique. Ces principes, ces lois, cette philosophie basés sur les faits, résultent du raisonnement, de la comparaison; en un mot, de la systématisation.

On conçoit facilement que si la science ne peut se passer de ce dernier élément, elle ne peut se faire par lui seul. Galien, qui l'avait bien compris en créant la physiologie dans son fameux traité De usu partium, prend toujours l'observation pour point de départ de son raisonnement et ne les sépare jamais; il les compare aux membres servant à la marche, et qui doivent agir l'un après l'autre. De plus, il ne suffit pas qu'ils soient employés ensemble; ils doivent l'être de manière que l'observation précède toujours le raisonnement, afin que, suivant le précepte de Bacon, les inductions générales ne résultent que de l'expression des faits comparés et interprétés. C'est précisément parce qu'on a trop souvent débuté par le raisonnement et les suppositions gratuites, c'est-à-dire commencé par où il fallait finir,

que la physiologie s'est, à diverses époques, si étrangement fourvoyée; c'est parce qu'on a voulu aller au fond des choses avant d'en connaître la superficie; savoir le pourquoi et la cause première des phénomènes avant d'en avoir précisé les caractères, les conditions et les lois, que la science de l'organisme est devenue un affreux dédale de rêveries d'où la lumière des faits pouvait seule nous faire sortir; et la même marche, si naturelle à l'esprit humain, a conduit les autres sciences à des résultats semblables. Les esprits supérieurs ont compris seuls qu'il fallait procéder autrement: Harvey, Haller, Bichat et tous les grands physiologistes, sont sortis du cercle vicieux dans lequel continuaient à se mouvoir ceux qui étaient incapables de s'élever au niveau de leurs conceptions.

Le secours du raisonnement est indispensable à l'interprétation des données fournies par l'observation et les expériences. La première constate un phénomène, en détermine toutes les particularités. Quelle est sa signification de celui-ci, quels sont ses rapports avec les autres? Le raisonnement nous le dira. Les secondes mettent à grand peine un résultat en évidence; mais il faut le dégager de ses accessoires et le rapporter à sa véritable cause; on n'y parviendra encore que par la même voie. Il ne faudrait pas croire cependant qu'avec un raisonnement basé sur les faits, et déduit avec les apparences de la logique la plus sévère, on arrivera à des conclusions toujours rigoureuses; c'est chose si souple qu'il se prête à toutes les subtilités.

Les faux raisonnements ne sont pas rares dans les sciences aussi complexes que la physiologie; ils tiennent à plusieurs causes. On commence à discuter sur le fait : est-il ou n'est-il pas ? l'a-t-on bien ou mal observé? La discussion ne peut avoir d'autre objet sur ce point; mais il y a là déjà matière à contradiction. On peut: 1o nier le fait ; 2o le dire mal observé; 3o le regarder comme mal interprété; 4o lui opposer d'autres faits sans valeur, vrais ou supposés, se rapportant ou non à celui qu'on examine. A l'aide de ces artifices employés avec art, il est facile, sur une infinité de questions, d'arriver à des conclusions contradictoires, de soutenir le pour ou le contre; de telle sorte qu'il deviendra très difficile, surtout pour des esprits superficiels, de découvrir de quel côté est la vérité. Il faudra revenir à l'examen des faits, reprendre le fil des déductions pour retrouver la vérité travestie, et c'est une tâche dont tout le monde n'est pas disposé à s'acquitter.

L'histoire de la physiologie est pleine d'exemples de cette guerre acharnée que le faux raisonnement, le sophisme scientifique a constamment faite aux vérités, même les plus évidentes. Un des plus remarquables est celui de la lutte qu'Harvey eut à soutenir contre les adversaires de la circulation du sang. Cet homme illustre annonçait un phénomène patent, le mettait en évidence, le démontrait par des arguments sans réplique; et cependant, en face de l'évidence, on trouva le moyen de prouver que le sang ne circulait point et ne pouvait circuler. Il fallut presque un demi-siècle pour convertir ce qu'il y avait d'hommes éclairés à l'époque. Mais telle est la suprématie du sens commun sur le sophisme que les plaisanteries de Molière firent plus, peut-être, en faveur d'Harvey, que n'avaient pu contre ce dernier l'esprit de Guy-Patin avec l'opposition de la Faculté et de tous les vieux docteurs.

La contradiction, ne fût-elle fondée que sur des subtilités et des arguties, a pour elle, au milieu de ses inconvénients, l'avantage d'obliger ceux qui signalent un fait

à le bien démontrer, ceux qui émettent une opinion à la bien motiver, ceux qui tirent des inductions à le faire avec rigueur. En physiologie, on ne saurait trop prouver, notamment les points obscurs et les découvertes qui ne s'accordent pas avec les idées reçues. Cependant il faut éviter de tomber dans l'exagération, car il est des choses qui perdent à être trop prouvées. Ceux qui veulent les contredire, ne trouvant pas en elles-mêmes matière à contestation, s'attaquent aux arguments dont on les a appuyées et savent en proûter s'ils n'ont pas une grande valeur; enfin il est des vérités dont l'évidence est telle qu'elles n'ont besoin d'aucune démonstration. A ceux qui les nient on ne doit rien répondre.

Si le raisonnement, basé sur les faits, le seul qui soit acceptable dans toutes les circonstances, est encore sujet à l'erreur, à plus forte raison celui qui manque de ce fondement peut-il nous tromper. Aussi ne doit-on, en bonne logique, se servir de ce dernier qu'avec une extrême réserve. Le raisonnement à priori ne peut être sérieux qu'autant qu'il se fonde sur des faits acquis dont on semble faire abstraction afin de les donner ensuite comme preuve de son exactitude; mais alors il résulte d'une véritable inversion dans les formes du langage, inversion sans importance réelle. Le raisonnement qui s'attaque aux faits exacts et bien observés pour arriver à des théories qui paraissent plus rationnelles et plus vraisemblables que celles qui ressortent des faits eux-mêmes est naturellement faux, absurde; il ne vaut pas la peine d'être combattu. Enfin, le raisonnement par hypothèse est trop dangereux pour mériter une grande place dans les sciences positives où il a fait tant de mal. Du reste, les bons esprits conviennent qu'une telle méthode ne peut conduire, seule, tout au plus qu'à des probabilités. Il faut l'abandonner, comme le disait Bichat (1), « dès que les expériences propres à lui servir de base nous manquent,» car la théorie seule est impuissante à rendre raison des moindres phénomènes (2), et les conceptions de l'esprit humain sont bien au-dessous de ce que la nature nous révèle quand on sait l'observer et l'interroger avec art.

Un second élément précieux de la systématisation, c'est la comparaison.

Les lumières qu'elle a jetées sur l'organisation animale et les services qu'elle a rendus en histoire naturelle auraient dû engager les physiologistes à la moins dédaigner, car elle peut être pour la science de la vie d'un immense secours. Si de très bonne heure elle a été appliquée à l'étude de l'anatomic, ce n'est pas seulement parce qu'elle y était très facile, mais c'est encore parce qu'on avait compris qu'elle deviendrait un moyen de découvrir et de bien apprécier la structure et le jeu des organes. Néanmoins elle n'a pas été employée, comme on pourrait le croire, par tous ceux qui se sont occupés de l'anatomie des animaux. Beaucoup ne paraissent pas en avoir eu le sentiment vrai qui se révèle déjà clairement dans l'œuvre d'Aristote; ils se contentent de décrire les espèces les unes après les autres, sans établir de parallèles entre elles, sans rechercher en quoi elles se ressemblent et en quoi elles diffèrent. Or, sans cette double recherche des analogies et des dissemblances entre les choses, il n'y a pas de comparaison réelle. Quelques uns seulement, et Cuvier en particulier, prennent l'espèce la plus parfaite pour type, et indiquent les différences que chacune des autres espèces offre relativement à la

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