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exerça son esprit mordant; il n'épargna aucun rang, aucune profession, et souvent, sous une forme enjouée, il agita d'importantes questions sociales. Après avoir chanté la vie simple et heureuse des premiers hommes, il décrit, d'une façon très-hardie pour l'époque où il vivait, les maux causés par le partage inégal des biens, et la manière dont furent élus les premiers rois :

« Les hommes partagèrent même la terre. Dans ce partage, ils mirent des bornes, et en mettant ces bornes, ils se battaient entre eux, ils se volaient ce qu'ils pouvaient, et les plus forts eurent les plus grandes parts..... Alors il fallut que l'on nommât quelqu'un qui fût chargé de défendre les habitations, de punir les malfaiteurs, de rendre la justice à ceux qui la lui demanderaient, sans que personne osât le contredire; ils s'assemblèrent donc pour l'élire...... Ils choisirent un grand vilain, le plus robuste d'eux tous tant qu'ils étaient, celui qui était le plus membru et avait la plus haute taille, et ils le firent prince et seigneur. Celui-ci jura qu'il soutiendrait leurs droits si on voulait lui donner assez de bien pour qu'il pût vivre..... Et voilà comme furent créés

les premiers rois et les premiers princes. »

Les regrets que Jean de Meung semble éprouver de l'inégalité dans le partage des biens, n'est pas le seul rapport qu'il ait avec quelques novateurs de nos jours; il s'exprime aussi fort clairement sur la communauté des femmes:

« La nature n'est pas si sotte de faire naître Marotte seulement pour Robichon, ou Robichon pour Marotte, ou pour Agnès, ou pour Perrette; mais elle vous a fait, n'en doutez pas, beau fils, toutes pour tous et tous pour toutes, chacune commune pour chacun, chacun commun pour chacune. »

Ces vers sont débités par une matrone qui donne des conseils à peu près semblables à ceux que Regnier prête à Macette. On trouve même dans la satire ainsi intitulée plusieurs imitations patentes du roman de la Rose. Je n'en citerai qu'une :

Ayez les poings fermés quand il s'agit de donner, ayez les mains ouvertes pour prendre; donner est une grande folie, à moins que ce ne soit pour attirer des gens dont on pense faire son profit..... Je vous permets tels cadeaux: il est bon de donner lorsque c'est pour que ce don vous revienne multiplié. »

(Roman de la Rose, vers 13811 et suiv.)

A prendre, sagement ayez les mains ouvertes;
Ne faites, s'il se peut, jamais présent ni don,
Si ce n'est d'un chabot pour avoir un gardon.
Parfois on peut donner pour les galands attraire.
A ces petits présents je ne suis pas contraire,
Pourveu que ce ne soit que pour les amorcer.
(Regnier, sat. XIII.)

J'aurais encore à signaler bien d'autres emprunts faits par Regnier à Jean de Meung, et les vers que ce

poète met dans la bouche de Faux-Semblant' m'offriraient quelques traits satiriques assez curieux, si je ne craignais pas de donner trop d'étendue à cet essai.

Comme la Divine Comédie, le Roman de la Rose eut de nombreux détracteurs et de chauds partisans. Parmi les premiers on remarque le célèbre Gerson qui l'attaqua sous le rapport des mœurs; François Oudet qui composa, à Metz, le Chevalier des Dames, ouvrage où il prend vivement la défense d'un sexe maintes fois censuré par Jean de Meung, et Martin-Franc qui, dans le même but qu'Oudet, écrivit quelques années avant lui le Champion des Dames. A l'assault, Dames, à l'assault, A l'assault dessus la muraille, Cy près est venu en surseault, Male-Bouche en grande bataille.

Une chose singulière, c'est que Dante a textuellement traduit dans un quatrain les six vers suivants prononcés par Faux-Semblant : Qui de la toison du bélin (bélier)

En lieu de mantel sebelin
Sire Isangrin (le loup) affubleroit,
Le loup qui mouton sembleroit,
Puis o (avec) les brebis demourast,
Cuidez qu'il ne les dévourast?

(Vers 11744.)

Chi nella pelle d'un mouton fasciasse
Un lupo, e fralle pecore mettesse,
Dimmi, cre'tu perche mouton paresse,

Ch'egli però le pecore salvasse?

Ce quatrain se trouve à la fin d'un manuscrit des Rime de Dante,

qui est à la bibliothèque Ricardi, à Florence.

Tel est le début de Martin-Franc, qui raconte ensuite comment Male-Bouche, l'ennemi des dames, les assiége dans le château d'Amour, dont les autels sont desservis par un curé nommé Sens - Abesti, et où Foi, Espérance, etc. sont au réfectoire.

Je ne continuerai pas l'analyse du Champion des Dames, je dois dire aussi quelques mots de Jean Molinet qui mit en prose le Roman de la Rose, et n'y vit qu'une pensée religieuse et morale. Ce commentateur était si persuadé des bonnes intentions de Jean de Meung, qu'il ne peut assez remercier Dieu de ce qu'il ait permis au poète de finir l'œuvre qu'il avait entreprise. « Louanges, dit-il, louanges soient au Dieu d'amours perdurables, et à sa mère très-sacrée Vierge, quant nous voyons ce romant reduyt å sens moral, jusques à cueillir la rose.... Aulcuns amans fols et terrestres, addonnez à lubricité et pleins de lascivies, le glosent à leur avantage et selon leur affection, qui de terrâ est, de terrâ loquitur; mais ceux qui seront amoureux du deduyt spirituel, qui de cœlo venit, ils y trouveront bon fruit, bonheur et honneur salutaire, etc. »>

Je viens de faire une excursion hors du XIIe siècle, je me hâte d'y rentrer, car à cette époque la satire se présenta encore sous diverses formes dont je n'ai point parlé.

Ce n'est pas seulement dans le Roman du Renard que Rutebœuf laissa des traces de la causticité de son esprit, il composa d'autres pièces, telles que les

Ordres de Paris, la Chanson des Ordres, et plusieurs fabliaux que l'on peut regarder comme des satires parmi ces derniers, la Dispute du Croisé et du non Croisé mérite quelque attention. Le petit dialogue qui porte ce titre paraît, au premier aspect, avoir été composé pour exciter aux croisades, mais bientôt on s'aperçoit que l'intention de l'auteur a été tout autre.

Deux chevaliers s'entretiennent des périlleuses entreprises d'outre-mer; l'un s'est croisé, l'autre semble décidé à ne pas quitter ses foyers, et tour à tour ils allèguent les motifs qui leur ont fait prendre à chacun une résolution différente: « Sire, dit le non croisé, vous parlez très-bien, mais que n'allez-vous prêcher tous ces riches abbés, ces gros doyens et ces prélats qui se sont voués à servir Dieu ? Quoi! ce sont eux qui ont ici tous les biens, et c'est nous qu'on vient exhorter à le venger! Convenez-en, la chose n'est pas juste. Hélas! que leur importe la grêle et l'orage? les revenus leur viennent en dormant. Ma foi, si c'est par ce chemin qu'on va en paradis, ils seraient fous de le changer, car je doute qu'ils en trouvent un plus doux. »

Plus loin le même interlocuteur dit encore: «Beaucoup de gens, grands et petits, sages et honnêtes, vont dans ce pays que vous vantez tant; ils s'y conduisent bien, je n'en doute pas. Cependant, -et

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