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pourrions, à une conception systématique du plaisant et à une théorie d'ensemble.

Nous renonçons ainsi à un éloge qu'on avait bien voulu nous faire, mais nous éviterons peutêtre une critique qui ne nous avait pas été épargnée.

Des amis (c'étaient des amis) avaient eu l'indulgence de nous accorder quelque style et quelque littérature, ils disaient même que nous les avions amusés; mais nous n'avions pas prétendu à divertir les gens; pour faire œuvre d'humoriste et de bel esprit, il faut des qualités brillantes, une facilité légère, un jaillissement d'idées ou bien d'images, et nous n'avons rien de ces dons heureux; sans doute, tout en composant quelque chose d'aussi méthodique et d'aussi substantiel que la matière le comporte, tout en sacrifiant de parti pris l'élégance et les ornements à la stricte exactitude, on n'est pas obligé d'être ennuyeux, encore moins de tâcher de l'être, et si par intervalles nous avons la bonne chance de ne pas déplaire, tant mieux pour nous et pour ce qu'on lira.

D'autre part, et toujours pour n'avoir pas été suffisamment avertis de notre dessein, certains esprits avaient trouvé que nous nous arrêtions souvent et longtemps à des observations bien ténues: c'est vrai, mais c'était indispensable. Autant que personne nous tenons pour une des

pires futilités la subtilité, attendu qu'elle dissipe en pure perte beaucoup de travail et quelquefois beaucoup d'intelligence; mais nous ne connaissons pas le moyen de parler comme il faut de ce qui est fin et très fin autrement qu'avec finesse; devions-nous, pour faire entendre plus commodément les choses, les grossir et les altérer en les grossissant? Sous prétexte d'épargner de la peine au lecteur, convenait-il de le tromper en le laissant croire à une simplicité qui n'existe pas, et de supprimer, aux dépens de la vérité, mille distinctions et décompositions qui sont à faire? Le microcosme que nous avons examiné, fouillé, fureté, exigeait que nous eussions sans cesse la loupe à l'œil et presque le scalpel à la main. Si beaucoup de nos remarques devaient nécessairement être fort déliées, aucune du moins n'a été faite avec le désir qu'elle pût paraître ingénieuse, toutes l'ont été avec la pensée qu'elles étaient pertinentes et vraies; car, nous ne l'avons jamais oublié, la finesse n'a de prix qu'autant qu'elle est juste, de même, au surplus,

que

la justesse, ici comme partout et ici plus que partout, n'est parfaite et n'est même possible que moyennant qu'elle soit fine. Nous avons donc accepté notre matière avec ses conditions. propres; elle a ce qu'on pourrait appeler ses infiniment petits, elle est presque toute en nuances. Les difficultés extrêmement délicates

qu'elle présente, nous n'avons jamais eu peur de les faire voir, et nous avons toujours essayé de les résoudre, ne consentant pas plus à les passer sous silence qu'à les noyer dans des paraphrases, des périphrases et des phrases (1); nous n'avons même pas fui la métaphysique quand elle s'est rencontrée sur notre chemin, et elle s'y est rencontrée forcément; nous avons seulement cherché à éviter, autant qu'il nous a été possible, les mots creux et le galimatias.

Mais cette conscience minutieuse pouvait nous faire ressembler à l'enfant qu'une tentation de curiosité amène témérairement à démonter une horloge; s'il n'est pas capable de la reconstruire, il demeure quinault, comme aurait dit Rabelais, devant un amas confus de roues, de goupilles, de pièces bizarres; mieux eût valu qu'il se tint tranquille; il n'a rien appris; il a seulement fait, par cet indiscret désir de science, que son horloge ne peut plus lui rendre le banal mais fort utile service de lui dire l'heure. De même, en pulvérisant, en dénaturant toute chose, une analyse opiniâtre pourrait causer de l'éblouissement et troubler la merveilleuse jus

(1) Si l'on veut nous discuter et nous combattre, nous en fournissons nous-même les moyens, car, plus désireux d'instruire les questions que d'imposer nos idées, nous n'avons omis, sciemment du moins, aucun fait embarrassant, aucune des circonstances qui pourraient suggérer une objection, un doute ou une réserve.

tesse qui appartient presque toujours aux premières impressions. Nous avons compris le péril et nous croyons y avoir échappé; mais le lecteur lui-même doit en être garanti; c'est pourquoi nous jugeons à propos de lui faire connaître dès à présent quelques-uns des principaux résultats de nos investigations.

En voici un aperçu sommaire :

Le plaisant (est-il besoin de le dire?) n'est pas tout ce qui plaît; il est loin d'embrasser tout ce qui cause une impression agréable; il ne comprend que ce qui cause une impression piquante particulière. Cette impression piquante est produite par ce qui fait l'essence même du plaisant, à savoir une certaine fausseté, une certaine contradiction, en un mot un certain désordre dont l'analyse ne cessera de nous occuper presque jusqu'à notre dernière page, et dont la définition ne pourra être tentée que lorsque nous aurons tout vu, tout discuté. Continuellement et finalement on verra se vérifier d'une façon éclatante notre épigraphe: Risum reputavi errorem (1).

Le plaisant contient différentes espèces, dont les deux plus remarquables sont l'esprit et le

(1) La justification sera complète; mais ce que nous n'oserions pas affirmer, c'est que nous ayons fidèlement interprété cette parole de l'Ecclésiaste; nous lui faisons dire notre pensée plutôt que la sienne. Voir d'ailleurs infra partie, 3, note.

comique. Le comique est incomparablement l'espèce la plus importante, celle qui mérite l'étude la plus longue et la plus approfondie (elle remplira près des quatre cinquièmes de tout notre ouvrage).

L'esprit se caractérise toujours par quelque supercherie; le comique, par l'erreur. L'esprit n'est qu'une idée; le comique est un fait.

Il y a toujours dans le comique un élément moral, un fonds de passion; de là des conséquences qui seront nombreuses relativement aux effets et aux conditions du comique.

Tout le comique, bien qu'il procède invariablement d'une erreur, se divise pourtant en comique naïf et en comique d'imposture: division capitale.

A côté du comique.d'imposture, avec lequel elle ne doit pas être confondue malgré la ressemblance des noms, existe une autre espèce d'imposture que nous appellerons l'imposture plaisante ou heureuse, laquelle est particulièrement intéressante pour nous faire toucher du doigt le point délicat, mais visible, par où viennent se rejoindre deux choses au premier abord si différentes: l'esprit et le comique.

Plusieurs de ces propositions formulées ainsi par avance, sans les explications qui doivent les préparer et les justifier, courent en ce moment

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