Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]
[ocr errors]

habituels, et c'est un maître qui nous a dit son secret : « Ce qu'on appelle esprit, dit Voltaire, est tantôt une <«< comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine; c'est l'abus d'un mot qu'on présente dans un sens, et qu'on laisse entendre dans un autre ; le rapport dé«licat entre deux idées peu communes; c'est une mé<< taphore singulière; c'est une recherche de ce qu'un << mot ne présente pas d'abord, mais de ce qui est, en «< effet, dans lui; c'est l'art de réunir des choses éloi«< gnées ou de diviser des choses qui paraissent se joindre et de les opposer l'une à l'autre ; c'est celui « de ne dire qu'à moitié sa pensée pour la laisser devi«ner; enfin je vous parlerais de toutes les différentes <«< façons de montrer de l'esprit si j'en avais davan«<tage... » N'était le danger de paraître dupe d'une modestie friponne, on serait tenté de faire remarquer que, dans ce détail si fin et si achevé, Voltaire a omis ou tout au moins bien insuffisamment accusé deux procédés dont personne n'a usé plus que lui et avec plus de bonheur : l'ironie, cette sorte d'épreuve négative, à la faveur de laquelle il a fait passer tant de hardiesses, et l'hyperbole qui, comme un verre grossissant, montre aux moins avisés ce que son œil subtil et malin a discerné (1).

Nous avons déjà une excellente indication, mais

(1) Voltaire aurait peut-être le droit de répondre que l'ironie et l'hyperbole ne sont pas à proprement parler des procédés du genre de ceux qu'il spécifie, et qu'elles sont des catégories plus générales, lesquelles caractérisent seulement le but et le résultat de ces divers procédés; mais il n'aurait pu se défendre contre un autre reproche, celui de nous avoir donné une énumération dénuée d'ordre, et où il y a même beaucoup de choses qui rentrent les unes dans les autres.

quelque considérable que soit, en matière d'esprit, l'autorité de Voltaire, nous devons aller plus avant, et de cette donnée encore théorique ou abstraite passer à des cas d'application: interrogeons le fait luimême.

II

Examen de trois exemples.

Deux autres simplement indiUn dernier exemple analysé. Ce qu'il semble qués. qu'on est en droit de conclure.

Nous ne voudrions pas faire de cet essai un recueil d'ana; mais des exemples sont nécessaires; il faudra même, au risque de tomber dans le commentaire admiratif du marquis de Mascarille, les soumettre à l'observation et les traiter par l'analyse; d'ailleurs ce travail de critique attentive, déliée, précise, que nous allons commencer, doit former en quelque sorte la trame de tout notre ouvrage.

Boufflers devant qui l'on disait que quelqu'un courait après l'esprit, s'écrie: « Je parie pour l'esprit. Courir après est une locution faite, des plus heureuses et par cela même si bien entrée dans le langage habituel qu'elle a perdu sa valeur primitive et ne nous donne plus que la pure idée d'un effort, d'une prétention; mais, en prenant la métaphore à la lettre, Boufflers lui restitue avec son sens sa force originale, et cette boutade de confiante gageure nous fait assister

[ocr errors]

à une vraie lutte de vitesse où l'esprit ne se laisse pas prendre l'effet consiste ici dans le passage subtil, dans le retour inattendu qui se fait du figuré au propre.

Du temps que nos officiers ne se souciaient guère de connaître la topographie, le duc de Luxembourg, voulant aller débloquer Philisbourg qu'assiégeaient les Impériaux, se trouva arrêté par une forêt dont il ne soupçonnait pas l'existence. On le chansonna :

Le maréchal de Luxembourg
Allait secourir Philisbourg,
Car il est fort grand capitaine.
Mais, lorsqu'il fut près de donner,
Il survint un bois dans la plaine
Qui l'empêcha de dégaîner.

racher

Tout le vif, tout l'esprit de la pièce est dans un mot, ce verbe il survint appliqué à un bois qui a toujours été en sa place, et qu'on semble faire accourir tout exprès pour barrer le passage au maréchal de Luxembourg. L'allure toute simple et pleine de bonhomie du récit en impose d'abord au lecteur, mais aussitôt il se ravise et comprend la perfidie avec laquelle l'aventure est racontée à la décharge du grand capitaine. Il paraîtra assez superflu et presque impertinent d'avoir essayé de montrer en quoi consiste le sel de cette plaisanterie; mais c'était nécessaire pour pouvoir donner, comme nous le voulions, la formule rigoureuse, abstraite, allemande, du procédé employé notre épigramme a objectivẻ ce qui est visiblement, grossièrement subjectif; à la vérité,

c'est-à-dire à la révélation d'un fait qui pour commencer à exister n'a pas attendu la minute où il a été découvert, on substitue la fiction traîtresse d'un événement brusque, nouveau, extérieur; cet artifice, qui transporte et réalise dans les choses ce qui a lieu dans la pensée seulement, devait être bien mis en lumière (1), et nous n'avons pas eu peur des mots les plus rébarbatifs, parce qu'ils nous ont semblé les mots propres ; il ne nous déplaisait pas d'ailleurs d'avoir cette première occasion de préparer le lecteur à rencontrer parfois quelques termes didactiques que nous ne pourrons pas toujours éviter.

Rossi a écrit quelque part que les persécutions (plus ou moins mêlées de légende) auxquelles Galilée fut en butte n'empêchèrent pas la terre de tourner, même à Rome. Il y avait longtemps qu'on savait que la vérité et la violence ont des empires séparés, et que tous les emplois de la force ne peuvent rien contre la raison ni contre l'existence des lois naturelles et des faits. Mais le piquant est d'avoir représenté le globe emportant dans sa rotation ceux qui continuent à la nier, et particulièrement (car nous pouvons serrer encore l'esprit de plus près) l'idée d'un point, d'un point privilégié, qui, au milieu du mouvement universel, demeurerait fixe pour faire honneur à l'entêtement, est un paradoxe de mécanique qui apparaît plaisamment à

(1) Cette sorte d'artifice est d'un usage extrêmement fréquent, et sert même aux poètes et aux orateurs: ainsi ne doit-on pas le reconnaître dans ce vers qui dit avec tant de charme pour peindre le bonheur de deux amants:

Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux.

l'imagination on aperçoit ici sous une forme ingénieuse et mordante une véritable réduction à l'absurde.

Un observateur sagace, s'il ne dédaigne pas d'y prendre garde, s'étonnera de la quantité de bons mots qui rentrent dans les trois types de chacun desquels nous venons de montrer, de décrire et de scruter un spécimen (1).

On peut s'essayer à résoudre d'autres mots spirituels; on admirera combien le sophisme sur lequel ils roulent est ordinairement fin, délié, difficile à saisir ou du moins à expliquer; souvent il faut, pour le ramener à son expression rationnelle et précise, recourir à ce que la langue philosophique a de plus abstrus; ainsi nous proposerions, si on y consentait, à titre de problèmes, les deux mots suivants qui ne sont acceptables qu'en cette qualité, mais qui étant pris comme tels sont assez intéressants: un directeur de théâtre, impatienté de ce qu'une actrice qui venait de perdre sa mère se faisait excuser pour la deuxième ou troisième fois : « Ah çà, dit-il, est-ce qu'elle prétend ne plus jouer tant que sa mère sera morte (2)? » — Quelqu'un

(1) Ces trois types sont loin d'être les seuls, mais nous ne pouvons indiquer tous ces types; nous n'entreprendrons même pas de poser les bases d'une classification philosophique, c'est-à-dire fondée sur les caractères de la subtilité employée; car, à notre séns, pour y réussir, il faudrait avoir une bonne classification des sophismes, et elle est encore à trouver. Nous devrons donc (un peu plus bas) nous contenter d'une classification établie simplement sur la considération de ce qui forme la matière du bon mot, et non pas sur l'analyse de la nature intime et logique des finesses qu'il recèle.

(2) La mort, la mort si redoutée, n'a cessé de fournir à ses malheureux tributaires le sujet de joyeuses plaisanteries, bravade des gens bien portants.

« PreviousContinue »