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qui est logique et de ce qui ne l'est pas, de l'évident, du contradictoire, de l'absurde, a de tout autres conséquences au point de vue pratique, et le plaisant relève beaucoup plus encore de la raison que du goût: s'il arrivait que l'on cessât de s'entendre pour rire des mêmes choses, imaginez, tâchez d'imaginer quelle anarchie cela supposerait dans les idées et dans les sentiments, et quelles intolérables contrariétés surgiraient aussitôt dans la conduite (1)!

caractères du beau est de ne servir à rien, et il signale même dans le beau, indépendamment de cette inutilité générale, une inanité particulière qu'il analyse avec une rare finesse: lorsque l'âme, après avoir ardemment désiré, appelé, poursuivi le beau, le trouve enfin, elle l'attire à soi, le saisit, s'y attache, mais alors elle ne sait plus qu'en faire et dans la possession elle se sent embarrassée. — D'un autre côté nous n'ignorons ni ne méconnaissons ce que M. Ch. Lévêque appelle si heureusement la fécondité esthétique du beau naturellement et au bout de peu de temps la vue du beau doit inspirer l'amour du beau, et cet amour fera naître un besoin de s'identifier, une émulation de ressemblance, enfin une activité créatrice.

(1) A suivre le cours des temps nous trouverions encore une opposition à peu près pareille : l'empire du beau a ses changements et même ses révolutions; aujourd'hui on se dispute à coup d'enchères insensées la moindre ébauche d'un maître ancien qui retombera bientôt dans l'oubli; affaire de mode, dira-t-on, et non de goût véritable et réfléchi; nous le voulons bien; mais, durant des siècles et à une époque de goût singulièrement éclairé et pur, le gothique était considéré comme une vieillerie grossière et barbare, et toute l'admiration était pour une architecture sans caractère; nous ne prétendons nullement arguer de tout cela pour dire qu'il n'y a ni règles ni principes dans le beau; ces principes, ils existent, mais ils sont parfois méconnus, et la sensibilité esthétique qui y correspond est sujette à se grandement tromper. Au contraire, de semblables fortunes ne se voient pas dans la sphère du plaisant: il y règne, personne ne l'ignore, une inaltérable fixité. Le public a eu et sans doute aura encore ses périodes de froideur et d'inintelligence à l'endroit de Corneille et de Racine; Molière n'a pas connu ces caprices et ne peut les connaître; Homère a été contesté, jamais Rabelais ne

l'a été.

Cette compétence, cette compétence si sûre de tout le genre humain en ce qui touche le plaisant, ne nous présage-t-elle pas que nous pourrons nous en faire des idées plus particulières, plus déterminées et moins flottantes que celles où restera toujours enveloppée la conception fort métaphysique du beau?

Pour nous assurer de la valeur de cette espérance, il faudrait approfondir les raisons et déduire les diverses conséquences des deux constatations fondamentales que nous venons de faire; mais ce serait long et presque sans fin, car ces deux constatations contiennent en germe tout ce qu'on peut dire et savoir du plaisant et du beau, la première nous montrant leur nature intime, et la seconde le caractère si dissemblable de leurs effets respectifs. Nous devons donc nous restreindre; nous nous contenterons de quelques remarques spécialement appropriées à notre but, qui est de découvrir ce que la théorie peut attendre de l'étude du plaisant; et ces remarques, on le comprend, continueront nécessairement à être des comparaisons entre les deux choses que nous opposons sans cesse l'une à l'autre.

Nous savons que celui qui perçoit le beau, l'admirateur du beau, confronte toujours ou essaie de confronter deux termes, d'abord le terme exprès, lequel lui est fourni par la chose concrète qui tombe sous ses sens, ensuite le terme idéal, le beau qu'il a ou plutôt qu'il cherche dans sa pensée. Plus ces deux termes sont près de se rejoindre, plus la délectation est

grande; mais le premier terme n'est déjà pas intelligible pour tout le monde, et le second est impossible à atteindre et dépasse même toute conception véritable; on a donc d'une part une chose difficile, et de l'autre une chose hors de portée : on est dans l'incommensurable. Quant au joyeux témoin du plaisant, il doit aussi comparer deux termes, moins pour les accorder que pour en voir l'antagonisme. Or le premier terme, c'est le bon mot ou la bévue, et rien n'est plus aisé à saisir; le second terme, qui est implicite, c'est l'ordre dans sa notion la plus commune, la plus manifeste, la plus impérieuse, et tout homme de bon sens même à peine dégrossi est en possession de ce second terme; on voit donc que le travail intérieur qui précède et accompagne le rire se trouve être, relativement parlant, d'une extrême simplicité, puisqu'il porte sur des choses très commodément mesurables, au moins d'une façon rationnelle.

Ici nous devons mettre en garde contre une nouvelle équivoque: dans le beau, comme dans le plaisant, un des deux termes qui ont besoin d'être mentalement juxtaposés est toujours non exprès. Mais, dans le plaisant, ce terme, bien qu'il soit non exprès, c'est-à-dire qu'il ne soit que pensé, n'est pourtant pas ideal au sens esthétique du mot, c'est ce qu'il est important de faire bien sentir; si, à cet effet, il nous était permis d'employer de ces comparaisons scientifiques dont il est si facile et si fréquent d'abuser (on n'y doit recourir qu'en cas de nécessité ou tout au moins

d'avantage évident), nous dirions que le beau (concret) a sa limite, inaccessible, même inimaginable quoique non imaginaire, purement mais très vaguement intuitive, c'est un éternel au delà, c'est l'idéal (1). Le plaisant au contraire a seulement, mais il a, un diapason, diapason tout réel, d'une espèce fort particulière et même étrange, puisque sa propriété est de donner une vive et continuelle dissonance. Cette note fondamentale, universellement reconnue et acceptée, partout entendue ou, à la lettre, sous-entendue, c'est la vérité prise à l'état d'axiome, de fait éclatant, de loi nécessaire (2).

Reprenant ou plutôt poursuivant notre antithèse du beau et du plaisant, nous dirons qu'on chercherait à

(1) Ce que nous disons là peut rappeler que, dans un langage plus hardiment mathématique, Kant se sert de l'idée de l'asymptote pour représenter un autre irréductible écart, celui qui existe entre ce qu'il appelle les principes régulateurs et les résultats de l'observation empirique.

(2) Cette distinction réfute suffisamment l'erreur dans laquelle est tombé, suivant nous, M. Alfred Michiels, lorsqu'il a fait du plaisant une infraction à l'idéal : il y a plus qu'une grande impropriété de langage à prendre pour l'idéal, type suprême, le simple diapason, criterium familier et banal, que nous avons défini et montré. (Voir son Essai sur le talent de Regnard, et sur le talent comique en général, mis en tête des Euvres de Regnard édition Delahays, 1854.) Il est vraiment dommage que cette conception inexacte domine et gâte un ouvrage élégant, agréable, plein d'observations justes et excellentes, et recommandable par un mérite particulier : il dénote une connaissance très familière du théâtre comique et de la littérature plaisante, acquis et préparation si nécessaires à tout théoricien du rire. Si M. Michiels ne s'était pas préoccupé mal à propos de l'idéal et n'avait pas fixé ses regards si haut, il nous semble qu'il aurait plus aisément rencontré les vrais caractères d'une bonne classification, et qu'il aurait dû aboutir à quelque chose de meilleur qu'à une nomenclature compliquée et sans profit de seize cas comiques distribués en tableau.

tort une différence entre eux du côté des facultés qu'ils intéressent: l'un et l'autre affectent l'intelligence d'abord, et la sensibilité consécutivement (1); mais si tous les deux ils touchent les mêmes parties de l'âme, ils procèdent, en les touchant, d'une façon très différente. En esthétique rigoureuse, on peut affirmer que tout ce qui existe dans la nature, que tout ce qui est vrai dans l'art, possède à ce titre même quelque beauté, puisqu'il a quelque réalité (2); le beau est partout, mais nulle part il n'est complet; la ressemblance d'un objet avec son idéal n'est dans le cas le plus favorable que très approximative, et c'est cette ressemblance que notre intelligence entrevoit et reconnaît

(1) Cet ordre est pour le moins interverti dans la musique, qui, par le moyen des nerfs auditifs, nous procure une si étrange ivresse; on serait peutêtre même en droit de se demander si, à proprement parler, la musique agit sur l'intelligence, tant cette action est dans tous les cas indirecte et diffuse; mais d'un autre côté serait-il déraisonnable de voir quelque chose d'esthétique dans l'exaltation de toute espèce d'ivresse, même de la plus grossière ? Il y a longtemps qu'on a critiqué et réfuté l'opinion de Kant plaçant le siège des impressions du beau dans la seule sensibilité, et qu'on a aussi fait ressortir l'inconséquence spéciale qu'il y avait de sa part à attribuer néanmoins à ces impressions l'universalité et la nécessité, car la sensibilité est chose essentiellement contingente et mobile ; quant à l'existence même de cette universalité et de cette nécessité, nous ne songeons nullement à la lui contester; il faut nous bien expliquer toutefois : ces deux caractères appartiennent de droit, mais de droit seulement, aux impressions du beau, tandis qu'ils appartiennent de droit et de fait aux impressions du plaisant, et que de plus ils se font voir dans ces dernières avec une intensité et un éclat incomparables; nous n'avons jamais voulu prétendre davantage.

(2)

Rien n'est beau que le vrai, dit un vers respecté,
Et moi je lui réponds, sans crainte d'un blasphème:
Rien n'est vrai que le beau, rien n'est vrai sans beauté.
(Alfred de Musset.)

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