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sens sont contraires, et cependant on est exposé à ne pas toujours les bien distinguer: nous allons essayer de faire cette séparation qui n'apparaîtra complète que beaucoup plus tard.

Nous connaissons déjà à peu près l'esprit ; quant au comique, nous nous en ferons une idée juste suffisamment et suffisante provisoirement en le prenant, comme on dit des métaux que l'industrie n'a point encore travaillés, à l'état natif; si donc, laissant d'abord de côté tout ce que peut offrir le théâtre ou la littérature, nous considérons le comique dans la vie réelle, il nous semblera n'être pas autre chose qu'une bévue, une énormité, une erreur grossière (et cette première impression est d'une vérité parfaite); de cela à l'esprit il y a toute la distance de la finesse, de la perspicacité astucieuse et subtile, à la niaiserie, à l'aveuglement: ce sont deux antipodes.

Si maintenant nous arrivons à l'art, nous devrons reconnaître que c'est la représentation de ces mêmes bévues ou de bévues semblables qui y constitue le comique, et l'on ferait peut-être une répartition meilleure ou plus claire des mots si l'on appliquait le mot de ridicule aux travers et aux extravagances des hommes, et que l'on pût réserver celui de comique aux productions du poète comique: le comique serait alors proprement le ridicule créé par la conception du dramaturge à l'imitation du ridicule naturel; ce serait encore, si l'on veut, le ridicule si achevé qu'on le juge digne des honneurs de la scène; semblablement on appelle tragique un événement terrible.

Mais le poète, avant de donner à ses personnages

un langage et un air naïfs et de leur faire faire toutes les sottises où la passion nous jette, est obligé d'observer longtemps et d'avoir beaucoup de cette sagacité qu'on trouve au fond de l'esprit, ou d'une sagacité à peu près du même genre; et à cette première ressemblance s'ajoute l'effet à peu près pareil de l'esprit et du comique, qui tous les deux font rire.

C'est pourquoi nous comprendrons que ce que Molière et Voltaire ont de commun dans le point de départ et dans le résultat peut jeter quelque trouble dans la pensée et ne pas permettre à tous de bien reconnaître le titre précis auquel chacun des deux mérite d'être admiré.

Mais, à y regarder un peu, on voit que l'homme d'esprit parle pour son compte, énonce un jugement, signale un rapport singulier et neuf.

Au contraire, le poète comique disparaît et l'on n'a plus devant soi que le personnage qui agit et qui parle suivant son propre caractère; c'est de lui et de son fonds qu'il tire tous les mots qui vont égayer la salle, il fait rire à ses dépens; l'homme d'esprit prétend faire rire à son honneur.

L'un est le plus sérieux du monde, il ne soupçonne pas qu'il se donne en comédie; l'autre a si bien conscience de sa malice qu'il a besoin de tout son bon goût pour garder sa gravité et pour s'abstenir de prendre part à l'hilarité qu'il provoque.

Il semble que l'esprit ne nous présente qu'une pure idée, et que le comique a la consistance d'un fait.

Prenez un mot spirituel : il y a dans le tour, dans les alliances inusitées, dans la rédaction, quelque chose

qui vous fait sentir presque matériellement à quoi vous avez affaire; rien au contraire n'est si simple, moins remarquable en soi-même, moins voyant que le mot comique; il faut le mettre à sa place, dans un caractère, pour que l'effet éclate.

Mais, on a dû s'en apercevoir, ce parallèle de première vue n'a pu se défendre d'un entraînement, c'est d'opposer à l'homme d'esprit tantôt le personnage comique, tantôt le poète comique, et cette confusion gâte tout; pourtant cette confusion même doit nous apprendre à reconnaître qu'ici se retrouve, à peu près semblable et encore mieux accusée, la même dualité qui déjà nous avait tant gêné à l'occasion de l'esprit ; l'esprit est faculté ou produit; de même dans la comédie nous avons à la fois le poète qui représente la fécondité malicieuse, l'invention éclairée, et le produit ou l'œuvre, laquelle est volontairement naïve, niaise, ridicule (1). Si donc on veut faire de la besogne utile, il faut avoir grand soin de ne comparer la faculté qu'avec la faculté, et le produit qu'avec le produit, c'est-à-dire de ne comparer le mot spirituel qu'avec le mot comique, et d'éviter ainsi l'écueil de tout à l'heure.

Or, si notre but est bien de distinguer le comique d'avec l'esprit, nous sentons que cette distinction n'est pas encore mûre pour nous, et c'est pour la préparer que nous allons tâcher de faire apercevoir une autre distinction, autre quoique corrélative, en signalant la

(1) On peut rappeler ici l'observation de Jouffroy : « C'est une idée féconde en esthétique que de distinguer dans un ouvrage d'art la part d'admiration qui s'en va à l'auteur, et la part d'admiration qui s'en va à ce que l'auteur a voulu peindre. »

différence qu'il y a entre l'imagination qui trouve les saillies spirituelles et l'imagination qui trouve le comique.

Le poète comique comparé à l'homme qui n'a que de l'esprit semble d'un degré plus élevé, d'un ordre supérieur et plus puissant: il fait de véritables créations qui se détachent de la pensée qui les a conçues; au contraire, l'homme d'esprit garde, et plus que tout autre, son moi.

Un exemple resté célèbre est celui de Voltaire qui, avec tout son esprit, n'a jamais su faire une comédie supportable, et certes ce n'est ni le goût ni l'expérience de la scène qui lui manquaient; il avait aussi l'âme profondément artiste; son imagination si vive et si mobile s'entraînait elle-même avec une étonnante facilité, et l'on goûtera toujours le charme émouvant du drame romanesque de Zaïre. Mais il semble que ce ne soit que dans la passion et dans les sentiments sympathiques qu'il soit capable de se dépouiller de sa personnalité; dans la comédie il trouve, pour ainsi dire, l'esprit si près de lui qu'il ne peut se laisser prendre sincèrement à ses propres fictions; ce qu'il a de naturellement railleur veille toujours trop bien en lui pour que l'inspiration, qui veut de la bonne foi, le puisse visiter. Quand il s'agit de rire, le prince des moqueurs n'a pas la patience de passer procuration aux autres, ni le don de réaliser en des personnages vivants ce que sa finesse caustique sait voir, mais sait dire seulement : il veut rire lui-même. Mais, en cela, il montre son impuissance et méconnaît la condition essentielle de la scène; le spectateur veut avoir le plaisir de faire des

observations personnelles et jouir de sa propre sagacité. Ce qu'un art discrètement habile lui offre l'occasion de remarquer, c'est bien lui-même qui l'a découvert, et il trouve à sa découverte cette saveur particulière que donne à un fruit la circonstance qu'on l'a cueilli de sa main; mais qu'il faut d'imagination forte et puis d'adresse pour que cette illusion du spectateur puisse naître et durer!

III

De l'esprit à la scène, assez facile à distinguer
du comique.

Un homme de beaucoup d'esprit peut donc faire des comédies qui ne soient pas médiocrement ennuyeuses; mais on se tromperait étrangement si l'on croyait que, parce qu'on est au théâtre et que l'on y rit, c'est qu'on a rencontré du comique. Trop souvent l'esprit en tient la place, et il est toujours le bienvenu surtout pour un public français; cependant il n'est là qu'en contrebande ou tout au moins il vient pour suppléer un comique absent ou insuffisant. Certes il ne faut jamais bouder contre son plaisir quand il est de bon aloi, et l'on passe plus d'une soirée charmante à entendre des acteurs dire de fins dialogues, des satires agréables, d'ingénieuses pensées, des saillies heureuses, mais est-ce bien cela qu'on était en droit d'attendre d'une action scénique? et si même il arrive qu'un person

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